Suspension d’incrédulité

Fringales - Vadim
10 min readJun 28, 2022

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Il y a de l’indécence et du mauvais goût à revenir sur un repas étoilé. Toute prise de recul ou de mise en perspective paraît immédiatement excessivement critique, alors même que l’expérience et les assiettes ont plu — ou n’ont pas déplu, lorsqu’on avait la fourchette dedans. Mais le temps de l’analyse n’est pas celui de la dégustation, et le plaisir d’être à table n’oblige pas à y revenir.

Le sujet est, il est vrai, sensible. Des drames se jouent en privé et au tribunal entre les guides et les hommes qui chutent du firmament sans leurs étoiles — preuve que les proverbes collégiens sur la Lune n’ont pas grand chose de réaliste. Sans compter qu’il est difficile d’accepter, ou même d’admettre, la frustration et la déception après avoir dépensé plusieurs centaines d’euros. Mais je ne suis qu’un humble gastronome des rues numériques, un parmi d’autre sans aucune autre importance que celle que je me donne, et nous étions chez Roellinger, le fils du quatrième chef à avoir rendu ses étoiles avant de devenir grand épicier.

Dans le Château de Richeux, Hugo a repris le piano du Coquillage, obtenu deux étoiles Michelin en cinq ans, et un titre de cuisinier de l’année du Gault & Millau pour son restaurant à la cuisine marine et végétale — comprendre : sans viande. Mais c’est ce qu’il a fait de moins intéressant — et on hésite à dire « ils » car il est difficile de saisir, sans avoir eu la chance de venir il y a quinze ans, ce qui tient de l’héritage ou de la divergence, ce qui tient du lieu, de son ancrage entre Saint-Malo et le monde, de son jardin et de son potager celtique.

En franchissant le portail d’une villa toute en angles et en projections, postée au sommet d’une falaise qui fait face à la mer, nous prend l’impression d’être hors-sol, hors terroir — et cela n’a rien à voir avec notre inexpérience en termes de relais et châteaux : des panonceaux guident vers la Ferme du Vent au souffle de Damasio, le four à pain et son fumoir à poissons ont des allures de bâtiment miniature de jeu de figurines d’heroic fantasy, et la végétation surprend ceux qui, comme moi, ignorent tout ou presque de la Bretagne — pins, eucalyptus et autres espèces exogènes non-identifiées.

A l’intérieur, nous sommes accueillis avec la plus belle des propositions : « où souhaitez-vous prendre l’apéritif ? à table, au salon, ou au jardin ? » — sur quoi nous traversons les salons Art Deco, dont un seul a conservé les boiseries originelles, les nazis s’étant chauffés avec les autres. Du moins c’est ce que mes oreilles traînantes ont entendu raconter par une membre de l’équipage à une autre table, un peu plus tard.

C’est donc dans le jardin avec vue sur la mer basse, sur des chaises en bois posées au milieu d’un massif d’hortensias que ce qui s’apparentera à un voyage commence, avec un apéritif maison aux parfums de beuverie sur un port caribéen — rhum, cidre, gingembre — et trois bouchées dont nous avons peine à retenir l’énoncé, qui cavale d’ingrédient en virgule avant de recommencer.

Perspective écrasée cachant la falaise derrière les massifs

De retour dans le restaurant, dont je répèterai seulement ce qu’on nous en a dit : que ce serait ici, en regardant la mer à travers les fenêtres des salles à manger — cette précision est peut-être apocryphe — que Léon Blum aurait eu l’idée des congés payés. Car les salles offrent la vue vivace d’un tableau vivant (l’allitération est probablement de trop) : par sa lumière, ses variations, son calme ou, on l’imagine, sa colère, la mer est un élément central du repas.

Le menu, sur lequel ont été inscrits l’heure et le coefficient des marées, fait office de sommaire où les plats, aux intitulés folkloriques et fantastiques, se parent de mystères : Eau de vie, Rose Brulée, Champ du Vent, Cotriade des Lointains, et, dans le cas de certains, comme Refuge des Fées, ou le Nectar des Druides, d’une certaine préciosité adolescente nimbée de lectures fantastiques. Mais lorsqu’ils arrivent, une fois encore, les plats sont annoncés avec une liste d’ingrédients débités très vite, et l’on se retrouve à prendre frénétiquement des notes comme un étudiant en critique gastronomique déjà dépassé, et pas seulement pour s’en rappeler après, mais pour savoir au moins ce que l’on mange. (Sachez qu’un menu détaillé est disponible a posteriori, mais il faut faire une remarque taquine pour l’apprendre).

On a, après coup, presque l’impression que cette annonce des ingrédients n’est consentie que sous la contrainte des conventions, et qu’Hugo Roellinger voudrait que les plats soient goûtés nus, sans la perturbation des précisions, ce qui serait une démarche intéressante, et peut-être même bénéfique.

Car entre l’émotion, les ingrédients qui se bousculent, les différentes fleurs du jardin et les épices du patriarche, les sensations qui apportent de nouvelles informations, il est difficile d’être à la fois dans l’instant et dans l’analyse. Surtout quand les informations sont contradictoires.

Ainsi de cette Eau de Vie, une entrée en matière complexe, marine, chaude comme un bouillon et légèrement saline, annoncée comme un bouillon de noyaux de cerises (et encore, le débat a fait rage quelques secondes autour de l’usage des queues, sans que l’on n’identifie l’origine de la confusion) et cerise lacto-fermentée, et devenue, sur le menu détaillé, une infusion d’algue (à l’huile de noyau de cerise) qui expliquait mieux le génie de son goût de dashi. (A moins que le document ne soit faux ou pas assez mis à jour.)

Preuve que toutes ces informations étaient peut être superflues, c’est du plat à l’intitulé le moins envoûtant pour un rationaliste qu’est venue la plus grande émotion. A Top Chef, le jury dit « c’est un grand plat », les manants disent « j’ai jamais rien mangé de pareil », et les hyperboliques « Top 3 de la vie, direct ».

Des coques (notées pétoncles dans le menu et après deux heures de recherche google sur le sujet, je crois pouvoir affirmer qu’il ne s’agit pas du même coquillage), coulis de cassis, girolles, févettes et sauce au sureau, qui offrent le plaisir rare et l’émotion intense d’une bouchée parfaite, la première et les suivantes, toutes en contraste et combinaison : les coquillages froids, la tiédeur du bol dans lequel on les avait versées, et la mâche juteuse, explosive, d’une fraîcheur d’embruns face au réconfort subtil des sauces, le croquant des fèves et le moelleux des champignons. Un de ces plats dont on aurait aimé avoir du rab, qui nous fait regretter que les menus dégustation n’offrent pas la possibilité de crier et d’applaudir pour un rappel.

Autre plat à souligner, le premier dessert, une glace au foin, pollen, crêpes dentelle en fagot champêtre, vinaigre de cidre et curcuma, aussi remarquable par la lisibilité de son histoire, que par la dimension ludique de ces bâtonnets de crêpes qui croquaient sous la cuillère avant les dents.

Les crêpes de blé — déjà bien entamées

Malheureusement ces tendances au dressage un peu premier degré s’expriment trop dans Abysse, et son jus noir caché sous une émulsion blanche, alors même que les assiettes n’étaient jamais aussi belles que lorsqu’elles étaient simples, minimalistes et florales — ce qui aurait eu tendance à me déranger si elles n’apportaient pas des variations de goût insoupçonnées. (À propos du dressage, je soulignerai quand même l’élégance subtile des lustres qui, par un habile jeu de miroirs, projettent au centre de la table une lumière indirecte discrète qui n’abîme en rien les convives, et met en majesté les assiettes, sublimes pour la plupart.)

La daurade et le pain sublime qui aura provoqué la disparition totale de la motte de beurre au lait cru
Chose remarquable : les fleurs du jardin ne sont pas que décoratives

Comme ce voyage dans les abysses, beaucoup de choses, au Coquillage, échafaudent un univers, élaborent une expérience, mais se trouvent sur une ligne de crête qui peut basculer dans le kitsch, le gadget ou l’artifice, selon que vous soyez enclin à l’émerveillement ou au cynisme.

Il y a bien sûr le fil de cet ancrage corsaire, tiré parfois avec justesse, parfois jusqu’à la corde (comme ce champ lexical) : depuis le staff, vêtu d’un uniforme d’équipage (chemise bleue délavée par le sel, polo de tricots de laine, pantalons de travail au feu de plancher qui rompent avec le style école hôtelière guindé) jusqu’au dernier « plat », cette Terre en vue, une infusion de cidre, épices et rhum blanc au goût de piraterie, servie dans un boujaron — un gobelet contenant à la dose journalière offerte aux marins (mais heureusement, ici, la flasque de grog vous est laissée et vous pourrez même la vider si vous ne conduisez pas).

L’assiette, dressée sur le côté, est posée à l’horizontale sur un caillou de plage.

Il y a aussi l’inscription dans la mythologie et le folklore celtique, qui paraît souvent un peu superficielle, limitée au naming, comme avec ces doigts celtiques — en réalité des baguettes qui remplacent la fourchette — qui se prennent très au sérieux et en même temps apportent aux assiettes un peu du second degré qui leur manque, et obligent des séniors habitués au cérémonial compassé du gastro (le public majoritaire du vendredi midi) à repenser pendant quelques heures les conventions d’un restaurant étoilé.

Malgré ces efforts de construction d’un (folk)lore, tous les plats ne laissent pas le même souvenir que leurs dressages et le lieu dans lequel ils ont été servis — voire peu de souvenirs au-delà du moment où on les a avalés avec plaisir, comme cette tartelette à l’oeillet d’Inde dont le seul intérêt semble de venir du jardin, et pourtant on peine à leur reprocher quoi que ce soit de précis, voire à ne pas leur trouver au moins un point positif : ce n’est pas un répertoire de claques, mais c’est évidemment très bien fait et très subtil.

La cuisine de Roellinger semble être avant tout une cuisine de sensations, qui joue des épices pour caresser des zones rarement stimulées du palais, offrant parfois une sensation de démangeaison plutôt agréable (avec le sumac de voyageurs), ou des intitulés et des attentes (l’émulsion de cardamome noire… blanche). Elle réussit par ailleurs à élever des produits communs — daurade, maquereau, palourdes, coques — au rang de deux étoiles (ce qui a, évidemment, un corollaire négatif puisque pour le même prix, l’année de son accession aux trois étoiles, Christopher Coutanceau proposait des langoustines, du caviar et du maigre, une proposition un peu plus noble paraissant bien meilleur marché — mais bon, à Paris, les Climats et leur étoile solitaire proposent un menu dégustation pour le même prix avec du rouget et de l’agneau, preuve qu’il y a toujours pire ailleurs).

Mais, et c’est l’idée sous-entendue, sans être articulée, par cette cuisine à la confluence des produits Malouin et des épices du monde, c’est aussi une cuisine de terroir sans histoire, sans références. Ni à la région — contrairement, par exemple, au fétichisme de Bellin pour le sarrasin et les abats, l’andouille en premier lieu. Ni à la tradition — contrairement, par exemple à Coutanceau, ses trois étoiles et sa friture d’éperlan. Et ce n’est pas non plus une cuisine qui fait étalage d’une variété de techniques ou de textures — ce midi-là, beaucoup de cru ou de mariné, de juste cuit, de bouillons.

Le Coquillage, d’une certaine manière, est un safe space hors-sol. Les associations y sont originales mais maîtrisées, pas trop audacieuses, et on peut avoir l’impression de manger dans un restaurant parisien hyper bien exécuté, le storytelling terroir en plus. Une cuisine qui ne serait peut-être pas aussi intéressante si elle était servie ailleurs, mais, c’est le propre du restaurant, c’est qu’il appartient à un endroit et à un instant.

Au Coquillage, la nourriture n’est qu’un des charmes du lieu, qui s’apprécie probablement bien plus lorsqu’on a la chance (et les moyens) d’y passer une nuit. Le Château de Richeux, comme Disneyland, ou le dernier Jason Statham, requiert un certain abandon, une suspension de l’incrédulité. Il faut se laisser porter par l’expérience, ses coquetteries de farfadets et de fées tirés de la fantasy, s’abandonner, et ses préjugés avec, à chaque fois qu’on vous le propose et foncer dans le voyage et accepter de jouer à Peter Pan autant qu’aux corsaires.

Un mot sur le prix :

C’est toujours délicat, gênant, intimidant, de parler d’argent dans ce genre d’endroits — comme si ne pas être riche à millions était une tare, ou qu’on allait vous juger parce que vous prenez la bouteille la moins chère, ou la deuxième moins chère — on connaît tous la technique (ce n’est pas comme si les gens à qui vous commandez le vin pouvaient se payer la bouteille la plus chère). Et pourtant c’est important, par exemple, de demander après une recommandation de vin à combien est la bouteille suggérée, parce que le Coquillage est le genre d’endroit qui représente quand même un budget conséquent pour tout le monde, le genre pour lequel des gens économisent afin de se les offrir.

C’est pour ça qu’il est dommage que notre dernier souvenir du repas soit l’addition, sur laquelle on a découvert que l’apéritif si élégamment offert à notre arrivée était en réalité facturé plus de dix pour cent du prix du menu. Je n’ai pas fait d’école hôtelière, mais je suis sûr qu’on peut facilement dire « Désirez-vous prendre un apéritif ? » ou « Voulez-vous prendre un apéritif ? » pour vendre une prestation additionnelle — et ces questions, pour vulgaires qu’elles soient, ne laissent pas la légère mais désagréable sensation de s’être fait avoir, et que nous aurions, sur ce coup là, été plus respectés si nous avions été une daurade.

Mais bon, nous serions aussi morts à l’heure qu’il est.

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