Slo food
L’été n’est pas une période propice à la modestie. Autour de moi, et de vous aussi, j’imagine, tout le monde se prend pour un empereur rentrant de vacances : César a fait l’Italie, Domi la Crète, Noémie les Châteaux de la Loire et tout le vignoble bourguignon… alors que je suis plutôt du genre à n’être pas sûr d’avoir compris la restauration slovène après que nous y avons passé une semaine.
Je ne parle pas de la gastronomie en tant que telle (vive la saucisse !), puisque je pense de toute façon qu’on ne peut pas être catégorique en revenant de l’étranger, et plus particulièrement après un road-trip. Notre prétention à l’exhaustivité et notre capacité de recommandation d’un restaurant ne seront jamais qu’absolues, entamées, entre autres par (prenez votre respiration avant de continuer) : les pique-niques de randos, les mauvais choix de restaurants dans un coin trop touristique (qui rappellent de ne pas suivre le Lonely Planet et ses goûts américains), les heures de jeûne étirées par des bonbons de station-service entre deux étapes, le temps dévolu au tourisme à travers la street-food — burek, cevapčići, ou kolbasa — et les fermetures inopinées de lieux attendus impatiemment qui vous laissent sur le parking d’un village hasardeux, à 15h, la faim au ventre.
Ce récit de retour ne peut donc relativiser la place de cette auberge dans une hiérarchie fictive et inutile des restaurants slovènes, ou celle de cet étoilé sur l’échelle des Michelins du globe. Mais même si je n’ai fait que suivre le guide — pas le blogueur secret que tout le monde connaît — mais le Gault et le Michelin, ces deux expériences méritent d’être rapportées. Pour leur qualités intrinsèques, mais aussi pour leurs points communs, dont je suis incapable de dire s’ils révèlent une particularité nationale de l’hospitalité que les guides auraient oublié de mentionner, ou s’ils ne sont qu’une étonnante coïncidence.
Prenez, par exemple, Gostilnica Ruj, qui vaut le détour dans ce coin-là de la frontière italo-slovène — entre Piran, Trieste et Prosecco. On y arrive par une petite départementale, en bordure de laquelle attend la maison, car c’est à ça que ressemble le restaurant : à une petite maison fatiguée mais chaleureuse à laquelle mène une petite allée dallée, très banlieue parisienne dans les années 70.
Chose rare dans la vie quotidienne, on débarque chez Ruj sans rien savoir, ou presque, car on ne trouve pas grand chose à propos du restaurant sur internet. Quelques critiques gastronomiques relativement vagues sur la cuisine, le nom de deux chefs sans qu’on puisse déterminer lequel est l’actuel, et, ce qui est plus surprenant, pas un menu, et encore moins un prix, à part une vague indication du rapport qualité/prix (bon) sous-entendu par un Bib Michelin.
Sous l’auvent en tuiles, un serveur, débordé, nous accueille d’un « buonasera » qui trahit la popularité du restaurant auprès des voisins, et nous installe à une table sur laquelle, heureusement, il n’y a pas de menu QR code. Et nous attendons qu’il revienne avec des versions papiers, histoire de patienter tranquillement, le temps qu’il gère son embouteillage.

Sauf que nous attendons, en vain. Car ici, il n’y a pas plus de menu papier que de QR code. Le Menu, c’est le serveur, qui le récite un peu plus tard, sans annoncer aucun prix, en testant notre mémoire avec un inventaire à la Prévert. Il n’y a pas non plus de carte des vins, et lorsque nous demandons une bouteille, il revient avec un de ces vins locaux dont la cave déborde, et, à notre question sur son prix, hausse les épaules en la débouchant, manière de dire qu’il ne sait pas, qu’il ne sait plus, et que ce n’est pas très important, car ici, explique-t-il, les prix des bouteilles ne sont communiqués que lorsqu’un vin dépasse une quarantaine d’euros.
Mais ici où ? Chez Ruj ? A la frontière italienne ? En Slovénie ? Et bien, je n’en ai aucune idée ou presque, car c’est le seul restaurant du coin où nous avons mangé, qu’ailleurs nous avons bu de la bière et du vin au verre, et on va dire que c’est l’intérêt du voyage : nous rappeler à la modestie, souligner qu’on n’apprend pas grand chose d’un pays en une semaine, et nous laisser avec plus de questions que de réponses.
Comme cet archaïsme de l’absence totale de menu qui nous fait dîner à l’aveugle, avec seulement une vague idée du coût des choses : est-ce le signe d’un étrange rapport à l’argent ? Une manière de faire des économies en imprimant pas un menu qui change souvent, ou une pudeur qui fait qu’on déteste en parler ? Une pratique qui n’a court que dans les lieux authentiques où les touristes sont rares ou dans ce type de restaurant ? Aucune idée, mais, heureusement, j’ai appelé dans l’après-midi, pour avoir une idée des prix pratiqués — environ 14 euros l’entrée, 20 euros le plat, de mémoire — car j’aurais fait sinon une syncope paranoïaque, une sorte de syndrome de Paris.
Une peur complètement absurde, comme il se l’est avéré en mangeant et en payant. La cuisine n’est traditionnelle qu’au sens de sa générosité et de son inscription dans le terroir local du Plateau du Karst, dont elle utilise tous les ingrédients saisonniers. Le dressage des assiettes a le charme attendrissant d’une modernité déjà datée, à la mode d’il y a quelques années. Et surtout, ce qui est bien le plus important, elles sont bonnes.

D’immenses fleurs de courgettes frites, de la taille d’une gaufre, avec une crème et des zestes de citron, que l’on aurait dû recommander pour le dessert, des gnocchis au pecorino et aux courgettes, une poitrine de porc fondante et un poulet saltimbocca, accompagnés de la même garniture étonnamment travaillée et variée (endives, crème d’artichauts, navets). Pas de dessert, une bouteille de vin rapportée dans le porte-gobelet d’une familiale 7 places, le tout pour 120 euros, addition arrondie à la dizaine supérieure.


Plus au Nord, sur la route de Ljubjana, mais pas exactement la porte à côté, 40 kilomètres sous une pluie battante en l’occurrence, dans un hameau éparpillé dans les montagnes, se trouve Gric, une autre petite maison aux airs extérieurs de pavillon de banlieue. A l’intérieur, une ambiance patchwork : corps de ferme au rez-de-chaussée, chalet nordique à l’étage.
D’une certaine manière, le dîner commence lorsque l’on pénètre dans le restaurant, avec un aperçu des préparations de la cuisine. Sur le bar, dans la lumière d’orage, une trentaines de bocaux de fermentation exposent leur contenu plus ou moins identifiable dans leurs eaux colorées, et sur la petite table de l’entrée, quelques productions de la cuisine : outre les classiques confitures, thés et sirops, d’autres propositions plus étonnantes s’adressent au dîneur cosmopolite, nourri à Chef’s table et au 50’s best : sauce sriracha, misos de graines diverses et variées, et trois garums de champignon, de moules et de… coeur de daim. Entre Ana Ros, la cheffe slovène autodidacte d’Hisa Franko, et René Redzepi du Noma, l’héritage gastronomique est évident sans qu’on ait besoin de lire le menu.



Ca tombe bien, car il n’y en a pas ici non plus, ce qu’on voit rarement dans les Michelin français, où on a, à minima, droit à un poème ou des histoires de fées pour rythmer l’instant. Mais pas chez Gric, donc, où le service commence une fois que l’on est installé, comme si de rien n’était, comme si on était dans une table d’hôte avec un macaron. Le menu dégustation de 7 ou 11 plats, sans compter les égaye-papilles et les mignardises, dont le prix n’est même pas indiqué (il est planqué sur le site, dans une FAQ, perdue en pied-de-page), est choisi à la réservation et c’est le seul moment où nous avons à faire un choix. Autant dire tout de suite que cette information est un lointain souvenir au moment où arrive le dîner réservé plusieurs semaines à l’avance, ce qui a l’effet agréable renforcer l’impression de rapport qualité-prix unique lors du paiement de l’addition.
Ici aussi, on dîne à l’aveugle, et l’on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un tabou slovène, ou d’une manière de faire disparaître le concept d’argent pendant trois heures. En France, c’est ce que font certains restaurants de palace qui n’affichent aucun prix sur leur site car ils s’adressent aux gens pour qui « l’argent n’est pas un problème » (comme Langosteria), ou certains gastros rétrogrades qui entretiennent auprès des femmes l’idée que le luxe n’a pas de prix.
On pourrait dîner chez Gric comme on se rend dans une galerie d’art, dont aucun prix n’est affiché, et qui vous place dans une position d’infériorité immédiate (on se sent maladroit de demander, la possibilité est grande que ce soit hors de prix et que ça se voit sur notre visage, et qu’on se sente encore plus gauche, etc.). Mais ici, l’impression est toute autre. Loin du fétichisme du menu, depuis l’emblématique ardoise jusqu’aux collectionneurs de la grande histoire en passant par les souvenirs dédicacés, de notre culture (française ? foodies ?), qui tire un grand plaisir de savoir ce qu’elle va manger, de se projeter sans cesse dans la suite (“je pars sur entrée plat, on verra pour le dessert”, promesse plus que refus), comme on, paraît-il, savoure mieux un film après un spoiler qui permet de se concentrer sur tout ce qu’il y a autour et dedans, on avance à tâtons, et plus que le programme, ce qui importe, ce qui ressort, c’est l’instauration d’une relation de confiance, l’assurance que, pendant quelques heures, vous serez bien traités, sans abus, et que seul importe ce moment, le service, le vin, les assiettes, l’humour entre deux interlocuteurs de culture différente, ce qui est encore plus le cas quand vous ne savez pas exactement ce qui se trouve dans l’assiette, la composition s’étant parfois échappée dans l’interface d’une langue étrangère.
Et le soin qui y est apporté est remarquable, avec une démarche locale qui révèle, ici encore, la filiation gastronomique évidente de Luka Kosir. Entre la ferme de canards qu’il possède par passion (le doyen aurait 13 ans), le potager et le verger du restaurant, le poids de la cueillette, mais aussi l’énumération de noms, devinés plus que reconnus, de lieux, de fournisseurs, de chasseurs et de pêcheurs, cités à chaque plat, Gric est un restaurant né de son terroir slovène, mot galvaudé mais extrêmement concret, qui doit beaucoup au New Nordic (et sûrement à Ana Ros, mais nous n’y avons pas mangé, désolé).


Au-delà de l’importance donnée à la fermentation (hors-saison), ça se voit dès les premiers amuse-bouches, donc, dans la cire d’abeille comme un beurre divin accompagnant une ciabatta au levain, dans le filet de canard servi sur une branche de sapin, puis dans un koji d’orge-seiche-cacao, avec une sauce qu’on saucerait volontiers si on avait du pain, dans les fleurs, partie intégrantes des plats, et une meringue de graisse de canard. Autres plats remarquables, qui vous laissent incapables de gérer le temps, frustrés de leur petite portion, et impatients de la suite, sans qu’on ait envie de les relier au restaurant danois : une polenta-crème de ris de veau, un oeuf de canard confit, peau de canard, asperges et ail des ours, et ce filet de canard qui, à cette maturité, semble être une espèce différente de nos magrets nationaux.




La seule frayeur du repas sera venue de l’annonce du serveur avant de nous apporter « le plat le plus extrême du menu », ce qui, dans un pays où on mange du cheval, de l’ours et du loir, peut faire flipper. Les images des pires épreuves de Koh-Lanta passent dans nos yeux, comme le meme du chien qui a fait le Vietnam, mais il ne s’agit en fait que d’escargots. Et même d’escargots plutôt décevants de par leur taille et l’absence de l’assaisonnement qui fait leur charme, ce qui prouve que certaines choses sont indépassables, et surtout pas le combo beurre-ail-persil.


Pour les accompagner, une révélation rare, puisque, selon l’histoire, le vigneron reclus ne travaille qu’avec une poignée, littéralement, de restaurants — le Muscat Ottonel du Domaine Zorjan, désigné meilleur vin orange du monde il y a quelques années par le magazine Decanter, une merveille jusque-boutiste, jusqu’à l’étiquette indiquant « pas de smartphone » et une température de service au-dessus de 16°. Le genre de bouteilles que l’on s’empresse d’acheter en tombant dessus par hasard dans une cave de vin naturel de Ljubjana. Un vieux schnaps d’anniversaire, tiré du stock du voisin, décédé, du restaurant, pour la route, pendant que le chef boit de la Lasko avec ses troupes en bas, après une journée de travail pour construire la nouvelle cuisine ouverte, et la conclusion la plus attendue sera aussi la plus juste : une semaine dans un autre pays, c’est juste assez peu pour s’ouvrir l’appétit.