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entrée, plat, dessert, en trois articles à mélanger
La critique culinaire a, sauf a de rares exceptions arpégiennes, laissé l’exercice de l’annihilation aux règlements de comptes (et d’addition) sur Tripadvisor, adoptant une posture prudente qui fait parfois plisser les yeux pour discerner l’euphémisme de l’enthousiasme. Elle se permet bien, de temps en temps, de démonter le nouveau vaisseau amiral d’un groupe commercial, histoire de se refaire une réputation d’objectivité et de férocité, mais seulement parce qu’il fera de toute façon son beurre auprès d’un public qui préfère la chronique mondaine à la gastro.
Quand on a aucune audience, on peut dire ce que l’on pense, mais toute la question est de savoir si l’on peut tagger tous ceux sur qui l’on pense des choses.
(Je vais expliquer deux trois trucs que tout le monde sait comme si c’était un mémoire de recherche, au cas où mon père me lise.)
L’économie médiatique d’Instagram implique en effet une forme de donnant-donnant. Je te tagge, tu me repostes, ce qui permet aux marques et lieux de sociabilité d’avoir du contenu gratuit pour animer leurs réseaux et aux producteurs de contenus, qui espèrent ne pas le faire gratuitement toute leur vie, d’obtenir la sacro-sainte visibilité auprès de leurs followers. Si tout se passe bien et qu’ils sont curieux, il se peut même que les chefs ou leur gestionnaire de réseaux sociaux lisent ce que vous avez écrit, ce qui n’est jamais désagréable pour ceux qui ne manquent pas d’ego (tous ceux qui écrivent sur internet, en somme).
C’est à ce moment-là, j’imagine, qu’il vaut mieux se demander ce que l’on espère et à quoi on est prêt. Je n’ai eu aucune nouvelle d’Hugo Roellinger, à mon grand regret, mais je ne m’attendais pas forcément à être contacté par un chef qui avait lu tout ce que j’avais écrit, d’autant que je tiens à l’anonymat relatif qui sied à ce genre de hobbies.
Et puis il y a des endroits que l’on n’a aucune envie de tagger, dont on hésite tout simplement à parler. Comme ce petit bar, mentionné, quelle coïncidence, sous un nom d’emprunt dans le bouquin de Chisholm, et dont l’enseigne et la description s’échangent comme un secret d’initiés — alors que c’est aussi un marronnier du Parisien.
Ce minuscule restaurant, perdu au milieu du luxe du premier arrondissement où l’on prend des Uber pour aller manger des desserts sur une nappe en kraft chez Balagan, est une affaire de famille autant qu’un havre de nostalgie et une parenthèse ouvrière. Ouvert toute la semaine, tenu par la mère, octogénaire en New Balance et en cuisine, aidée de ses deux fils, le bar égrène son sempiternel semainier dans un éternel décor de formica et de moleskine. Parmi les derniers cafés parisiens, par le jus autant que l’esprit, il rappelle ces greasy spoons, ces caffs londoniens qui servent une bouffe traditionnelle et sans prétention. Ici, tout est fait maison, les harengs pommes à l’huile sont superbes et les plats du jour ont l’esprit familial et un tarif ridicule, pour le quartier et pour Paris. (Pour les curieux : petit salé aux lentilles, rôti de veau gratin de macaronis, rosbif frites, saucisse d’Auvergne purée maison, gigot d’agneau haricots coco.)

Il y a souvent moins de places disponibles que les 24 assises, si j’en crois ma faible expérience, puisque les habitués du quartier, en diverses couleurs de travail ou en costumes, employés de l’hôtellerie, de banque ou artisans, s’asseyent seuls à table, comme moi, un journal ou la conversation entre eux pour s’occuper, puisque la 4G ne passe même pas dans ce local qui ne possède pas de terminal de carte bleue. Je dis habitués, et ce n’est pas par hasard : rentrer dans ce restaurant, c’est faire partie d’une communauté, d’esprit et de calendrier. Lorsqu’ils partent, Jean dit à demain à tous les clients, et c’est toujours une promesse de fidélité qu’on prononce en retour d’au-revoir.

Alors évidemment, ce n’est pas la faible affluence de ce blog qui va causer une surcharge de leur site internet inexistant, ni un embouteillage dans ce quartier où personne de sain d’esprit ne va déjeuner. Mais c’est le genre d’endroit qu’on jalouse et qu’on protège, qu’on veut garder pour soi. Ce serait, en toute honnêteté, mon premier réflexe. Mais à quoi bon s’arc-bouter sur sa posture d’initié ? A qui rend-on service en jouant les gardiens de la tradition ?
Techniquement, c’est vrai : rien ne nous oblige à partager quoi que ce soit, encore moins un endroit préservé. Ce serait même plutôt sain : comme escalader une montagne et ne rien dire, ou ne pas poster son assiette de restaurant en story, un répit au milieu du cirque, un moment pour réapprendre à faire les choses pour soi, une manière de se préserver un havre.

Mais à y réfléchir (très vite, c’est pas à proprement parler une thèse qui changera le monde), il y a surtout derrière cette réticence une peur du changement et de la dépossession, comme si l’on existait par la connaissance propriétaire : garder une adresse pour soi ou ses amis, c’est protéger son authenticité, la sauvegarder des ravages du temps et des influences extérieures, des facilités dans lesquelles font tomber le succès, se garantir qu’on y retrouvera toujours sa place à soi.
On imagine bien que si un influenceur recommande votre bar de quartier préféré et vous y envoie ses hordes de fans sans discernement, vous serez un peu dégoûtés — comme je serai un peu vénère si, l’hiver venu et la terrasse fermée, il n’y a plus de place chez Delicatessen parce que c’est devenu le lieu favori des gens de la mode. Sauf qu’en fait, à y réfléchir, je serais bien heureux qu’Hugh Corcoran ait du monde dans sa boîte à chaussure les 29 jours du mois où je ne suis pas chez lui pour cause de fonds perdus — voir l’assiette précédente.
Garder son spot pour soi, donc paraît quand même un peu égoïste — la seule chose valable, ce serait probablement le rade en bas de chez vous, dans son jus et ses habitués, où vous avez trouvé une banquette défoncée juste ce qu’il faut pour vous et vos potes, le genre d’endroit qui finira à recevoir une soirée Vice, mais au moins vous n’y serez pour rien — de toute façon, dans deux ans vous aurez tous changé de quartier et votre point de rendez-vous sera le lieu le plus central entre vos bureaux et votre appart. Mais même le restaurant de votre quartier que vous adorez a besoin de vivre quand vous n’y êtes pas, et de toute façon, plein d’inconnus y passent déjà la soirée dès qu’ils ont le blé, car c’est aussi leur restaurant de quartier qu’ils adorent.
Et donc, pour en revenir à notre petit café, il serait tentant de se faire détenteur du secret de polichinelle pour se donner des airs sous prétexte de protéger l’institution, mais la réalité c’est qu’il n’a pas changé depuis soixante ans (le prix du café vient à peine d’augmenter pour la première fois depuis vingt ans), et qu’il ne changera sûrement jamais, pas tant que les fils des parents seront derrière le bar et qu’ils n’auront pas vendu pour se barrer sur la côte. Quelle prétention ce serait de croire pouvoir le préserver d’influences qui n’ont pas plus de prise sur lui que le temps ?
Ecrivez-moi, si vous ne l’avez pas reconnu, je vous donnerai l’adresse. Allez-le voir avant qu’il ne soit transformé en bar lounge sans louanges. Not from Paris is my kitchen madame, mais généreux malgré tout. (J’adore cette blague, j’en ferai un t-shirt un jour)
(Coût total : 24,10€ — entrée : 4,80€ (harengs : 5€), plat du jour : 11,50€, dessert : 4,80€ , café :1,80€)