Les chefs vont-ils tuer les restaurants ?
La question est un peu provocatrice, à l’heure où les restaurants disparaissent au profit de fausses marques qui vivent au fond des dark kitchens et les nouveaux empires de cuisine ethno-mondialisée réinventent le burger et la gastronomie italienne à la sauce lifestyle, avec des cuisines sans signature.
Et pourtant. Fruit de l’époque, la résidence incarne tout à la fois le désir de liberté des millenials (lol), la nécessité de prendre le temps de se trouver, ou l’explosion de la manne de chefs télévisuels en recherche de cachets post-Top Chef, que la difficulté d’avoir une cuisine à soi dans un marché immobilier ou gastronomique sur-booké. Mais là où le Gélinaz ou autres pop-us collectifs créent un évènement unique par les collisions et les rencontres qu’ils provoquent (comme chez Dame Jane, restaurant du 20ème qui donne à voir la vision d’un-e chef-fe et d’un-e sommelier-e), la résidence, qui transforme le restaurant en scène pensée pour accueillir une personnalité médiatique ou en formation n’est-elle pas une coquille qui perd l’essence d’un restaurant ?
Un restaurant, c’est tout à la fois une adresse, un lieu, un concept, un staff, et un chef. C’est un lieu où on peut boire et manger, comme chez Martin, voir et être vu, comme chez Maxim, boire et être bu, comme chez Harry. Sauf dans des cas particuliers — on vous invite, c’est un déjeuner professionnel, vous êtes riche, ou au McDo, on demande plus à un restaurant que d’être seulement nourrissant ou bon. Le niveau d’exigence varie, et l’on n’attend pas la même chose de la pizzeria du déjeuner à Boulogne que d’un dîner assis, mais fondamentalement, un restaurant est un système de paramètres qui nous donne des raisons de revenir : un lieu, un staff, un plat, un chef, des souvenirs.
Mais, depuis que je suis sorti de chez Fulgurances, qui prend le parti, comme un festival consacré aux talents émergents, d’être un théâtre qui donne la casserole à des jeunes chefs, je me demande si j’ai envie d’y remettre les pieds; et j’essaie de comprendre pourquoi. D’autant plus que ces tables, plébiscitées par la et les critique(s) sont parfois présentées comme l’avenir du restaurant, changeant sans jamais se réinventer, offrant à des consommateurs blasés une histoire toujours nouvelle et inédite. Soit, mais à quel prix ?
Commençons par le décor, puisque c’est à cela que tiennent les premières impressions lorsque l’on se rend au spectacle et qu’ici, comme plus tard, on filera la métaphore entre le théâtre et la bouffe. Garnier ou Bastille sont deux écrins qui donnent aux pièces qu’ils accueillent des tonalités bien différentes, et qui offrent différents registres : le contraste du contemporain dans le classique, la complémentarité du moderne dans un bâtiment d’architecte mondial, ou l’inverse. Ce n’est pas bien différent de la manière dont le goût des ingrédients, de différents plats, ou d’un vin, peuvent soutenir, accentuer, conforter, contraster, atténuer, approfondir. Ni de la façon dont la forme, la matière et la couleur des ustensiles de dégustations, des couverts ou des assiettes, influencent notre goût dans une synesthésie inconsciente. Une fois les rideaux ouverts, les décors amovibles, les lumières et les accessoires varient : le lieu se plie à l’individu, à sa vision créative et sa mise en scène, et on le découvre à chaque fois renouvelé dans l’accord naturel ou le désaccord forcé entre deux visions créatives à la personnalité affirmée, celle de la permanence de l’architecture et celle de la création éphémère.
Chez Fulgurances, nous sommes dans le airspace. Un miroir en fond de salle, des tables en bois clair assorties de chaises scandinaves dépareillées, un escalier tournant en tôle lamée, et au mur, une photographie d’un chef au physique terriblement générique. Esthétique nordique globalisée au point d’en avoir perdu son ancrage, qui a colonisé tous les coffee shops du monde avant de s’étendre aux restaurants comme (blague sur la contagion d’un des variants alphanumériques d’un SARS iconique). Bienvenue partout et nulle part.
N’importe quel chef qui pratique Instagram se sentira à l’aise là-bas, quelle que soit sa culture d’origine, et aucun client ne sera dépaysé, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’un restaurant générique généré par une intelligence artificielle, depuis le nom jusqu’au design.
Universel, oui, consensuel, aussi, ennuyeux tout simplement.
Évidemment, tout le monde ne peut pas se payer Rem Koolhaas, mais on peut regretter que le restaurant n’ait pas été conçu et pensé pour exprimer sa promesse jusqu’au bout. On aurait aimé voir ce concept d’incubateur, de laboratoire, revendiqué sur le site, être poussé jusqu’au bout dans un intérieur impersonnel, plein de miroirs, et de carrelage blanc, qui eut été à la fois international et malléable. Une paillasse ouverte aussi bien à la personnalité des chef-fes (à travers l’écriture sur les murs, à l’affichage de posters, que sais-je — je suis bouffeur, pas designer) qu’à la stérilité aseptique dédiée aux expérimentations d’un artiste monomaniaque de l’assiette, qui permettrait, sans aller jusqu’à changer de décor à chaque fois comme dans ces restaurants éphémères n’ayant pas la cuisine pour priorité, d’offrir à chaque résident la possibilité d’imposer sa marque sur les lieux.
Heureusement, comme au spectacle, il reste les acteurs, leurs entrées et les entr’actes, et la pièce, de résistance (cette métaphore est si paresseuse qu’elle en deviendrait fatigante, mais si je ne la fais pas, vous la ferez).
En ouverture, l’accueil de la sommelière dont le prénom m’a évidemment échappé au fur et à mesure qu’elle remplissait les verres, était aussi remarquable que ses conseils, et son ouverture pour nous confier ses raisonnements derrière ses accords.
Mais c’est dommage que l’on ait l’impression que ce sont les serveurs qui débarquent, alors que les chefs sont de passage. Sur une soirée, les petites maladresses s’accumulent avec discordance. Ici, on débarrasse en vitesse deux assiettes sur trois, pressant le dernier convive à finir son assiette avant de lui enlever sitôt la fourchette posée, des manières un peu passives agressives dans un lieu où on est censés passer un bon moment. Là on vient essuyer la table des miettes de pain d’un geste inattentif qui en laisse la plupart — avant de revenir après une pause de quelque secondes pendant laquelle on considérait s’il valait mieux faire semblant de ne pas l’avoir vu ou l’assumer et finir le travail (je sais, je fais souvent ça moi-même, chez moi). Ce n’est pas qu’un service étoilé soit la norme souhaitée ou souhaitable, mais mon côté vieux con exige quand même que tout ce qui est superflu et sur quoi l’attention est attirée soit fait correctement. Je me fiche des miettes dans un restaurant bistronomique, mais je n’ai aucune envie de passer une heure à regarder les orphelines de la table en me demandant pourquoi elles sont encore là, tout en refusant d’être le sale type qui lèvera la main pour les faire enlever.
Heureusement, au piano, Alice Arnoux n’a rien d’une seconde main. Le menu — dégustation à l’aveugle en sept services, enchaîne les petites assiettes d’une élégance discrète, aux saveurs subtiles, et aux associations toujours justes sans paraître d’une créativité inaccessible. J’ai pris une photo de la setlist, pour vous en épargner la litanie, mais on peut souligner l’amuse-bouche qui offrait sa fadeur comme le souvenir de goûts disparus, une discrétion qui préparait à la suite, et notamment l’oignon de Cévennes farci à la mie de pain et au cœur d’oignon grillé, flottant dans un jus d’oignon qui assumait pleinement la longueur en bouche d’une amertume audacieuse.

Et pourtant, la suite, même irréprochable sur le plan formel, laissait un goût d’inachevé, comme une affiche qui ne tient pas ses promesses alors même que tout est très bien exécuté (comme un concert de The National à la salle Pleyel).
Est-ce à cause :
- des échos de la communication du restaurant qui, comme au spectacle, crée des attentes, et annonçait une cuisine autour de la fermentation, du végétal et du poisson, finalement résumé à une saint-jacques et quelques œufs de truite ? J’ai beau pratiquer la politique des auteurs, malheureusement, on ne mange pas sur Instagram.
- des associations qui laissent au cuisinier amateur, qu’il soit un peu cultivé, légèrement informé ou porté sur l’improvisation, l’impression de n’avoir goûté qu’une version raffinée, soutenue par une technique de chef et des préparations plus sophistiquées, des accords dont il aura déjà eu l’intuition ou qu’il aura déjà vu ou testés ailleurs ? (Asperges/lard de colonnata en story sur mon Instagram le 14 mars 2021)
- des desserts : une association trop classique (bien que plus connue en salade/salé) de fraises et de petits pois, que viennent perturber, dans le bon sens, un sorbet oseille et dans le mauvais, des tubes de meringue, et un baba au mezcal à la poudre de piment fumé dans lequel on peine à distinguer l’autrice ?
- du menu dégustation imposé, exercice un peu casse-gueule, avec un côté best-of qui implique quand même que les convives prennent quelques tartes dans la gueule de la part d’un cuisinier qui a trouvé sa voix et sa ligne, ou qui, au moins, ose “pousser les marqueurs” (sic) pour la trouver ? Le concept, qui nécessite une certaine assurance, semble quelque peu ambitieux/prétentieux pour celui de Fulgurances. Je serai toujours plus clément avec des assiettes expérimentales — d’abord parce que c’est moi qui les choisit, que les accords soient déjà vus ou non, et parce qu’elles peuvent offrir la poésie de morceaux en formation, de petites intuitions mal réglées ou complètement ratées qui donneront l’impression d’avoir accompagné un cuisinier sur son chemin.
- de ce nom de restaurant qui promet des fulgurances, des accès de génie (que d’autres que moi peuvent de temps en temps avoir), des accidents intenses, qui frappent comme la foudre, souvent sans prévenir ni que l’on s’y attende — et qui n’est pas une promesse aisée à tenir ?
Ou évidemment, de tout cela à la fois.
Tous ces reproches n’en sont qu’à moitié : bien sûr, personne n’attend d’un restaurant bistronomique une perfection de tous les instants, ou d’un chef en formation, qui élabore sa vision que chacun de ses plats soit d’une originalité époustouflante — et ce serait d’ailleurs sûrement un décalage. Et, paradoxalement, cette expérience m’a laissé encore plus curieux de la cuisine d’Alice Arnoux (ce chinchard posté sur Instagram dont l’aléatoire du menu d’un soir nous a privés).
Mais ce qui manque, dans ces souvenirs, c’est justement ce que Fulgurances ne propose pas : la possibilité pour un chef de nous offrir l’hospitalité, de nous accueillir chez lui, au-delà de ses assiettes. Ma naïveté ne me pousse pas à prétendre que les chefs sont aussi designers, mais l’adéquation d’un cuisinier et de son espace, ses rapports avec le staff, de l’accueil jusqu’au sommelier, son ancrage dans un quartier, une région, et un lieu, sont autant d’éléments de permanence qui font d’un restaurant un monde.
Un monde avec ses parti-pris, son mauvais goût de décoration, ses choix de peinture discutables, sa vaisselle unique — ou l’inverse, mais qui, dans tous les cas, nous donne à voir quelque chose qui n’appartient qu’au hic et nunc. Un monde qui vit, qui évolue, au rythme de l’évolution d’un cuisinier, de son départ et de sa succession, que l’on visite — avant de s’y plaire ou pas. Mais cette permanence est primordiale, car elle révèle notre attachement, notre familiarité, notre fidélité et offre une finesse dont l’éphémère nous prive — comme dans ce restaurant asiatique de quartier où l’on pouvait savoir, d’une bouchée de son plat favori, que le chef était en vacances. Un restaurant, comme ses convives, est un organisme en évolution, où l’on peut se rendre et revenir. Comme un livre que l’on lit à plusieurs moments de sa vie, il nous parle autant de lui que de nous. Mais pour cela, le restaurant doit-être plus qu’une scène, ou un théâtre, où le décor et le découpage de la pièce sont imposés.
Comme les canards de Central Park en hiver, que deviennent les restaurants de résidence quand les chefs sont partis ?