Le noble art de la bouffe

Fringales - Vadim
7 min readMar 9, 2021

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Le 28 octobre, nous sommes allés déjeuner aux Pères Pop. Le bar, on le connaissait déjà, en esprit, pour avoir pratiqué ses caves jumelles et son cousin de l’Orillon, et en pratique, pour y avoir bu trop de bières et avoir parlé trop fort en fumant dans la rue, réveillant les cauchemars des riverains avec notre voix qui porte.

Mais en plein jour, pour déjeuner, nous le découvrions seulement ce jour-là, la faute à l’inexpérience, la bêtise, la vie dans un autre quartier pendant des années et l’inanité d’un travail à Boulogne-Billancourt — autant de bonnes raisons de ne jamais s’attabler à une table ou une autre. Depuis 2020, le menu à 11 euros des débuts paraissait aussi éloigné de nous que les loyers new-yorkais des années 1970 : le vestige d’une époque avant le paradoxe de la Crise et de l’inflation.

Si nous étions là, enfin, c’est parce que, trois semaines plus tôt, j’avais enregistré un post Instagram de Gareth Storey. Gareth Storey, a.k.a @mangiando1, est une de ces figures mythologiques, mi-tutélaires, mi-secrètes, à l’aura indéniable dans le Paris de la gastronomie. Je découvre à l’occasion de mes recherches qu’il est suivi par Bret Easton Ellis — dont il apprécie les podcasts — comme si le romancier du gore-sexe avait trouvé une âme-sœur dans ce découpeur de têtes de cochon. Car Gareth est un héraut des abats, un combat qu’il partage avec Fergus Henderson, le chef de St John, séminal restaurant anglais à l’avant-garde d’une nouvelle cuisine britannique qui, paradoxalement, s’ouvrait sous son impulsion au continent et se retournait vers les traditions rustiques pour révéler la pureté des ingrédients.

(C’est d’ailleurs une histoire que je me raconte, et qu’il faudrait creuser, pour bien la raconter. L’histoire de ce qui ressemble à une communauté d’anciens de St John ou assimilés qui convertissent Paris à la bouffe anglaise, ou, devrait-on dire, à l’anglaise, comme Fergus Henderson disait de sa cuisine qu’elle était : a kind of British cooking. Et ce d’autant plus qu’elle nous mène directement aux Pères Populaires, le lieu et la bande, autour de Florent Ciccoli (candidat au titre de sosie philosophique de Fergus), Greg Back et Jean-Charles Buffet & Audrey Jarry. Depuis Gareth en figure de chef de file fantasmé par l’auteur, donc, en passant par Shaun Kelly au Passage, Harry Widler et Alex Mahood chez Jones, jusqu’à la clique du 20ème, avec Edward Delling-Williams (le Grand Bain, puis Buffet) en intérim d’automne à la Vierge, où il a été succédé par Jack Bosco-Baker et Matthew Robertson, ce dernier officiant aussi aux Pères Pop’, mais pas en solo, nous y arrivons.)

Gareth, donc, commet des posts Instagram que l’on sauvegarde. Cuisinier autant que poète, il fait d’une assiette de crevettes une carte postale autant qu’un manifeste politique. Cette photo enregistrée il y a quelques semaines, c’est une assiette de cantine, sans dressage prétentieux, ce qui n’a rien d’une critique : tranches d’agneau légèrement rosées au coeur, surmontées d’un ail confit en chemise, accompagnées de deux rognons, et de haricots blancs et de courgettes mijotées en couple, le fond de l’assiette disparaissant derrière un jus bouillon. La légende, trop longue pour être reproduite, est un éloge de la simplicité, de l’honnêteté, d’une cuisine qui vaut le coup de traverser Paris sous la pluie pour s’attabler les pieds trempés. Cette assiette, c’est celle de Hugh Corcoran, derrière le piano au quotidien, dans ce coin où il n’y a pas tant de restaurants qui valent de faire du vélo sous le déluge.

Le 28 octobre, il n’a fallu que quelques minutes pour que nous faisions des plans pour revenir le lendemain midi avec M., sensible lui aussi à l’aura de Mangiando. Quelques minutes et un plat de carottes râpées et endive, une petite montagne orange surmontée d’une feuille blanche, sans autre atour qu’une modeste vinaigrette qui se révélerait inoubliable au premier coup de fourchette. Un voile de citron, huile d’olive, et peut-être un peu de noix, derrière lequel je cours depuis sans réussir à la reproduire. La suite, une pie de lapin pleine de réconfort et des frites allumettes - une forme entre sophistication et régression - un plat végétarien pour A. et un dessert que j’ai oubliés (une tarte au chocolat caramel, peut-être ?) étaient l’incarnation d’une cuisine traditionnelle sans être passéiste. Franche, simple, et assez humble pour rendre hommage à ceux qui l’ont faite : les femmes, nos mères et leur travail quotidien.

Nous nous imaginions déjà au prochain déjeuner, devant les deux choix du menu, prêts à savourer une ivresse de midi.

Quelques heures plus tard, Jean Castex annonçait le deuxième confinement.

Les Pères pop ont fermé.

Hugh a cuisiné pour une famille bourgeoise pendant quelques temps. Je suivais ses aventures sur Instagram, attendant avec impatience le moment où je pourrais re-goûter sa cuisine. J’ai dû attendre trois mois. Les Pères Pop n’ont pas rouvert avant le début de février. J’étais le premier client, le jour de l’ouverture, entre l’adolescente fan de boys band, et le trentenaire parisien en manque de restaurants. Les prix n’étaient pas encore affichés à l’ardoise et Greg les a improvisés devant moi. Les lasagnes maison étaient très bonnes, bien sûr, mais c’est la focaccia vitello tonnato qui a fait une entrée fracassante dans mon top 10 des meilleurs sandwichs-parisiens. Mais, malheureusement pour vous, la garniture du sandwich change tous les jours. Je n’ai pas osé passer derrière le bar pour me présenter, alors j’ai félicité Hugh en DM, et puis, de toute façon, je suis revenu le lendemain - intimidé, je lui ai dit bonjour et on a discuté quelques minutes. J’ai eu peur qu’il me prenne pour un fou, un stalker, un obsessionnel pris d’une passion dévorante pour lui. Mais je pouvais difficilement lui dire que si je ne connaissais pas l’homme, c’est sa cuisine que j’admirais.

Depuis trois semaines, la carte s’enrichit, petit à petit. Des bocaux de lemon curd, de tripes, de sauce bolognaise ou de baked beans, à emporter et à cuisiner, une distinction importante pour un cuisinier qui prend en compte l’art de manger et de recevoir. Des quiches, des buns à la salade d’œuf et au Cresson, des carottes râpées (la vinaigrette, aujourd’hui, n’était pas la même). Toujours la foccacia. J’y passe tous les deux ou trois jours, parfois en catastrophe après avoir vu à 16h, sur Instagram, les nouveautés proposées. Les dernières magies de Hugh ? Des sausage rolls et des pork pies qui sentent les pubs et la bière, de la bouffe qui tient au corps parce qu’elle ne ment pas, de la cuisine britannique. Pas anglaise, car Hugh est irlandais.

J’aime la cuisine de Hugh Corcoran car ne se cache pas. Elle est vraie. Hugh sait que la cuisine n’est pas un art aristocratique de palace réservé aux hommes étoilés - ça se voit, dans ses assiettes, au restaurant et chez lui, et sur Instagram, dans les légendes de ses photos. Hugh sait que la cuisine est un art populaire, du quotidien, qui doit beaucoup plus aux ouvriers, aux paysans, aux cuisinières, que l’on commence à peine à reconnaître - et encore. Hugh sait que contrairement à nos souvenirs de cantine et aux clichés de titraille, la bouffe n’est pas un sport de combat, mais un phénomène politique.

Je dis ‘bouffe’ comme les Anglais disent food : c’est suffisamment large et vague pour désigner tout ce qui s’avale, la manière dont c’est produit et élaboré, et par qui, où on l’achète, avec qui et comment on la consomme. Je dis ‘politique’ d’une manière qui recroise ‘bouffe’ : car ce qu’on mange est aussi important que le JT devant lequel on s’installe pour s’offrir une demi-heure de silence après une journée de labeur.

Et depuis septembre, excepté les tribunes de restaurateurs en colère, la bouffe a été comme vidée de sa substance. Car dans les moments de crise, alors que l’individualisme triomphe logiquement, poussé par la malchance, la peur et l’instinct de survie, la politique disparaît, s’efface naturellement devant des impératifs économiques.

Il y a six mois, la bouffe politique était le rêve des journalistes et des publicitaires, qui, confondant taux de progression et valeur absolue, promettaient l’avènement d’une France convertie au bio, aux circuits-courts et aux produits de saison cultivés sur notre territoire, et rêvaient d’un pays de boulangers, s’échangeant un levain qui ferait le tour de l’hexagone, en passant de cuisine en cuisine, d’immeuble en immeuble, de village en village.

La réalité, malheureusement, en est loin : depuis la fin du confinement et le retour au travail, avec ses horaires et ses bureaux aliénants, la vente directe a drastiquement chuté. Évidemment, car avec le couvre-feu, le temps manque pour aller à l’AMAP. De toute façon, c’est devant LIDL (et les banques alimentaires) que les gens, étudiants, adultes et seniors font la queue, car les classes populaires n’ont jamais rêvé de Biocoop. Leur réalité a toujours été le hard-discount : le prix est toujours la contrainte la plus importante pour manger à sa faim.

La France des gastronomes s’est, elle, surtout enthousiasmée pour les Dark kitchen et les livraisons aussi peu éthiques pour les restaurants que les travailleurs. Les “influenceurs” en vantent les mérites dans leurs newsletters et sur les réseaux, et j’ignore s’il est plus grave qu’ils soient ignorants de la réalité de leur dîner à domicile ou qu’ils ferment les yeux sur le statut de ceux qui le leur apportent. Pendant ce temps, serveurs, chefs et plongeurs sont au chômage. On ignorera encore pendant quelques mois le nombre de restaurants forcés de fermer.

Produire pour consommer, consommer pour produire : les deux pôles de la roue de hamster du capitalisme. Les deux seules options qui nous sont offertes. Alors bien sûr, on peut prendre son vélo pour aller au travail, le train pour partir en week-end, ou acheter bio, local, et chez les petits commerçants du quartier : mais tous ces choix individuels ne sont qu’un pis-aller devant la faillite politique à élaborer une solution collective, une nouvelle manière de vivre ensemble, de produire et surtout de jouir.

Mais c’est de choix individuels comme ceux-là que nous avons besoin pour au moins conserver l’illusion de choisir activement une société qui nous convienne plus, et c’est pour ça que nous avons besoin des Pères Pop et de cuisiniers comme Hugh, avec sa cuisine concrète, engagée et fière, d’homme qui sait que la bouffe, comme tout, est politique, et que la manière dont on la pratique, c’est aussi la manière dont on veut vivre ensemble. Et c’est pour ça, et pour les carottes râpées, que je passerai aux Pères pop demain midi.

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