Le guide et le territoire
Sargé-sur-Braye : un nom inconnu des citadins qui empruntent les axes avec un grand A. 1000 habitants dans un petit village sur la route de nulle part. Une boulangerie, un bar-tabac-presse-pizzeria apparemment remarquable mais aux horaires imprévisibles, un camping, et un peu plus loin, sur la route de Vendôme, une friterie pour les camions de grand tonnage qui parcourent la région : pas de marketing territorial, pas de grand retour à la terre des CSP+.
Le genre de village de l’outre-France où il est surprenant d’entendre parler allemand un vendredi soir, même dans le restaurant le plus sérieux de la région depuis la fermeture de Pertica à Vendôme. Dès le nom, Osma, Valentin Barbera prévient : c’est un restaurant de cuisinier, nourri de recherches sur la technique (l’osmazôme, donc, principe de sapidité du gibier dans le bouillon), de rigueur saisonnière et locale, qui s’affirme autant par sa créativité que par la radicalité de l’imposition d’un menu dégustation en plusieurs temps dans un paysage qui n’en a pas l’habitude — dans ce tableau, les tatouages du chef ne sont que le signe cosmétique de cette approche contemporaine.


Le menu est une boucle conceptuelle ouverte et fermée par deux bols construits sur le même principe d’une crème recouvrant le reste des éléments (oeuf de poule, sabayon d’oeufs de brochet fumés, croûtons — crème au mélilot, caramel au miso d’orge et cédrat confit). L’espuma à l’ail assaisonne une quenelle de sandre. La déclinaison de chou (raviole, embeurrée à l’anguille, bouillon en espuma ; une des marottes du chef) est aussi gastro que paysan. Le veau de lait maturé sous cire, bleu, à peine saisi, fond dans la bouche — seuls bémols : cette feuille de pollen, clin d’œil qui ne trouve pas sa place dans le plat, un mille-feuille de pommes de terres croustillantes qui ne croustille pas assez, et le pain, pas à la hauteur des assiettes.

Et cela fonctionne à tous les plans, si on en croît les très rares annonces de table libre sur Instagram, et les voix allemandes. Si l’on ignore ce qui les a amenés dans la région, leur présence n’a qu’une explication, confessée à la serveuse : le guide Michelin, ce qui a le mérite de rappeler sa valeur fondamentale.
C’est qu’il est de bon ton de critiquer le petit livre rouge pour son manque de pertinence moderne, et de lui préférer ses avatars urbains et cosmopolites, Fooding et Time Out en tête. J’ai, par acquis de conscience, fait la cartographie des dernières critiques des plus grands médias culinaires français : Le Point assume son Goût de Paris. Time Out Paris est… parisien. Le Monde ne s’ouvre aux régions que dans le cadre de week-ends bucoliques pour non-résidents (même si son dossier Grand Paris joue en sa faveur). Comme le Figaro, résolument ancré dans la capitale, qui s’échappe de temps en temps en province (ce qui suffit largement à les distinguer). Le Fooding, lui, assume son approche subjective, et, sauf quelques surprises dont on peine à comprendre la logique, se limite à Paris, Marseille, Lyon et Nantes, un peu de Biarritz. Des lieux de villégiature, pas de passage : ici, la cartographie naît de la sociologie.

Quand il s’agit de la France, il n’y a que le Michelin qui compte : si l’on doit cette spécificité à sa raison d’être (nous faire user nos pneus), et si on peut critiquer son manque de transparence, il y a dans le maillage territorial du Michelin une prétention admirable à l’exhaustivité. Sa tentative d’épuisement du territoire gastronomique redonne à chaque région, à chaque terroir, à chaque territoire naturel, ses restaurants méritant d’être salués, ses Bibs, et parfois ses étoiles : il n’y a que comme ça qu’on peut amener des Allemands à Sargé-sur-Braye.
Comme pourrait le dire Alfred Korzybski, “le guide n’est pas le territoire, mais il possède une structure similaire à ce territoire, et il le façonne, ce qui justifie son utilité.”