L’astre sans accent circonflexe

Fringales - Vadim
9 min readAug 23, 2022

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Lorsqu’on quitte le village de Saint-Jean-aux-bois, il est difficile d’imaginer que Sébastien Tantot ait d’abord refusé de reprendre l’Auberge de la Bonne Idée. Si l’on conçoit que la Picardie ne soit pas très excitante lorsque l’on a longtemps été chef exécutif d’un trois étoiles à Marseille, quand bien même on serait originaire de l’Oise, ce petit village à l’architecture médiévale de 300 habitants est, a posteriori, l’écrin parfait pour le restaurant rêvé par le « jeune » chef — guillemets imposés par notre différence d’âge de deux ans — à tel point que l’on pourrait croire un décor de cinéma.

C’est que Saint-Jean-aux-bois est un village idéal-typique, au gentilé plein de poésie qui ferait une très bonne question du Jeu des 1000€ euros sur France Inter (les Solitaires, du temps où le village s’était renommé La Solitude sous la Révolution française). La transcendance d’une abbaye au vitrail emblématique y côtoie un rang de maisonnettes de campagne anglaise, et ce qu’il faut de patrimoine populaire, puisque c’est ici que Bruno Carrara a eu la (mauvaise) idée de la mélodie de Mon Amant de Saint-Jean, rendue un peu trop célèbre par Patrick Bruel. En somme, presque la recette d’un menu à l’Auberge de la Bonne Idée, perdue sur des chemins de région parisienne qui valent le détour.

Le détour ? Plus que ça, si l’on en croît la notation Michelin, puisque « vaut le voyage » est la distinction d’un trois étoiles, et que je doute que vous ayez une bonne raison de vous trouver sur la route de Picardie par hasard à l’heure où l’on s’arrête pour déjeuner ou dîner, même si vous avez une voiture.

Ni étape ni détour, donc pour cette Auberge perdue au milieu de la forêt, qui nécessite de louer une voiture ou de prendre un train et un taxi, et qui suscite, malgré cet éloignement, l’unanimité bruyante dans le petit monde de la gastronomie. Depuis un peu moins d’un an, du Figaro à Omnivore en passant par Pomelo, Sébastien Tantot est un nom sous le radar mais sur toutes les lèvres, puisque critiques, bouffeurs, mentors et concurrents se bousculent pour s’assoir au milieu des locaux afin de voir ce qu’il en est et prendre un selfie.

ll faut dire que l’histoire est alléchante : une formation chez des pointures (Pierre Gagnaire, Yannick Alléno et Gérald Passedat), une longue expérience de chef exécutif dans un trois étoiles, donc, et un de ces lieux et projets qui plaît aux parisiens en quête d’un retour à la terre pour quelques heures à défaut d’une résidence secondaire : comme au Doyenné de James Henry et Shaun Kelly, l’Auberge à la Bonne Idée est en grande partie née pendant le confinement qui lui a offert l’occasion d’un lifting des cuisines autant que l’installation du potager qui alimente les assiettes en compagnie des producteurs picards.

Mais contrairement au projet très architectural des deux Australiens, l’Auberge est restée, sinon dans son jus, dans un esprit suranné, dans un patchwork de références franco-anglaises, en apparence du moins, dont la plupart n’ont pas moins de cent ans : du bar très début XXème, avec ses boiseries et ses fauteuils qu’on imagine bas et s’affaisser sous nos poids, jusqu’aux costumes windowpane beiges des serveurs, en passant par la robinetterie et le décor de la salle (grande cheminée, poutres apparentes, murs en pierre nue, porte des toilettes et de la cuisine blanche et rose), on est loin du goût minimaliste de l’époque, et les assiettes ne démentent pas les impressions premières.

Commençons par la conclusion, pour une raison simple : les assiettes de Sébastien Tantot sont des surprises esthétiques uniques, et je pourrais comprendre qu’on préfère les découvrir sur place, au moment où elles arrivent à votre table, et je les spoilerai plus bas. Les six « vrais » plats du Menu Bucolique présentent de sublimes architectures organiques, des volumes au sujet desquels le mot féérique n’est pas usurpé — et je suis pourtant d’un cartésianisme à tout épreuve. Elles font redécouvrir l’émotion émerveillée de l’étoilé, conjuguant à chaque étape une technique très marquée avec un ludisme qui lui évite d’être écrasante — même si elle peut être un peu trop volubile ou enthousiaste. Sa cuisine, sans gras, ou presque, au sucre de bouleau, sans la pièce de viande ou de poisson que l’on pourrait attendre dans un restaurant gastronomique, est un jeu dont vous êtes le héros, chaque coup de fourchette ouvrant des possibilités et des saveurs dissimulées à emmêler.

Elle laisse avec une interrogation rare, tant on a l’impression d’être devant un plat iconique à chaque service : comment se libère-t-on du poids de telles réussites esthétiques ? Que se passerait-il si on revenait en hiver ou au printemps ? Goûterait-on une version saisonnière de chacun de ses plats ? Ou tout autre chose, d’autres trouvailles sublimes de saison ? En relisant les critiques des visiteurs célèbres passés, en revisitant le site du restaurant, devant les photos des plats des mois écoulés, tout aussi beaux et remplacés par d’autres sans peine, nous vient une idée loufoque, aussi bonne que rassurante : et si tous les plats de Sébastien Tantot étaient des plats signatures ?

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Pour les curieux, dans le détail et dans l’ordre du menu, en s’attardant sur chaque péripétie, ou presque, tant toutes recèlent quelque chose à en dire. L’ouverture est déjà culte : une diaphane de grenouille translucide, à manger avec les doigts, comme le souvenir croustillant d’un samedi d’été au bord de la Saône, et une noix de brochet, au lustre de flan ou de quenelle, baignant dans un vinaigre de fleur de fenouil étonnamment laiteux, une paire d’accueil généreuse dans un esprit d’aubergiste au palais d’or qui ne pouvait que séduire un lyonnais.

Diaphane de cuisse de grenouille

Le Vitrail qui suit, inspiré de celui de l’abbaye voisine, est un plat à décomposer autant qu’à composer, un tableau qu’on prend plaisir à déchirer qui rappelle l’hommage à Fontana de Michel Troisgros. Malheureusement pour nous, le patronage des bénédictins n’a pas été du meilleur augure, puisque c’est à ce moment-là que notre service a quitté les ordres.

Le Vitrail de l’Abbaye (sans son poème)

On aurait d’ailleurs aimé voir en cuisine comment cela se passait, pour savoir comment ce chef d’allure si calme et posée gérait un tel coup de feu (des images de Jeremy Allen White hurlant dans son t-shirt et son tablier de The French Laundry nous sont évidemment venues), provoqué par la présence de deux tables de six et de huit à servir avant nous, arrivés à 13h, en dernier et en bons parisiens, ce qui a de toute évidence fait dérailler la brigade de quatorze cuisiniers, dont une bonne partie a quitté le Petit Nice pour suivre Sébastien Tantot, et de sept serveurs, que l’on sentait déjà agités à notre arrivée.

Preuve que l’on ne me prend pas du tout pour un chroniqueur gastronomique, le temps d’attention qu’on nous a consacré tout au long de ces longues périodes d’attente subies, n’a pas été particulièrement impacté, et l’inversion de deux plats du menu pour nous faire patienter n’aura pas vraiment permis de refaire le retard. Vu le soin accordé au rythme des saveurs, et à la délicatesse dans la composition du menu, il aura été d’autant plus dommage que ce rafraîchissement était censé venir nettoyer le palais suite à la richesse de l’Isengard.

Plat emblématique du menu, l’Isengard devrait normalement me faire lever les sourcils et les yeux au ciel — cette référence du Seigneur des anneaux qui n’occupe pas une place très positive dans le roman, est le genre d’indulgences premier degré un peu trop naïves à mon goût -, et pourtant, ici, elle fonctionne en vertu de la seule personnalité de Sébastien Tantot.

L’Isengard (avant le Westeros)

Comme avec le poème glissé avec le vitrail, il y a dans cette auberge une sincérité qui fait fermer les yeux sur les idées un peu moins bonnes, une idiosyncrasie qui tient de la sensibilité du chef dont la vision touche chaque détail — comme ces très élégantes piques à fromage en forme des animaux épo-laits, faits sur mesure pour le restaurant. Cet Isengard, donc, une pyramide de copeaux de champignons de Paris crus d’une légèreté époustouflante, dissimulant des copeaux de foie gras et d’anguille d’une richesse soyeuse, se tient sur un équilibre aussi fragile que les papillons de pomme de terre qui parsèment cette tour.

Il est d’ailleurs révélateur que même les plus grands principes culinaires, les plus solides obsessions et combats pour la défense d’une cuisine simple et populaire, n’empêchent pas d’être séduit par cette l’ambition esthétique de Sébastien Tantot, par ses modèles réduits qui cachent une sensibilité qu’on imagine parfois démesurée : ils ont la beauté des cathédrales que l’on visite avec un sens de la grandeur qui fait percevoir l’émotion du sacré, que l’on soit religieux ou pas — et ils rendent aussi grandiloquents, comme s’il fallait se mettre à niveau.

Plat emblématique suivant, le Sandre, dont l’inventivité surprend autant les yeux que le palais : effeuillé comme un livre et contisé d’asperges (les dernières, nous précise-t-on avant même que l’on demande), à assaisonner à sa guise d’un pétrole de champignons — une réduction de 400 L en 400 grammes, sans aucun ajout de matière grasse ni d’eau — à la puissance saline et omniprésente, qui figea en marée noir dans la saucière au moment de notre service.

Le Sandre mazouté et ses trois conchiglie égarées
Le beurre en pelote ou en cheveux d’ange, une convive, une coupelle d’huile de colza (pas compris)
Cristallin de souffle soufflé époustouflant

Enfin, et tout aussi iconique, ce Souvenir d’une robe de mariée, dernière pièce de défilé qui faisait écho à la pelote de beurre posée sur la table au début du repas et qui en fut la seule matière grasse, amas de cellophane en sucre soufflé qui ridiculise toutes les démonstrations de technique de Top Chef et dévoile un crémeux citron et sorbet persil (ou l’inverse, l’annonce et le menu n’étant pas en accord sur les détails), superbe d’une fraîcheur qui résonnera avec l’intelligence du jus détox servi en clôture.

Dont acte.

Ah si, deux détails qui n’en sont pas, sur le prix, et le service, comme d’habitude :

- le menu à 92 euros, et donc plusieurs heures de repas, même quand le service suit, constitue probablement un des meilleurs rapports qualité-prix-technique-émotion de la région parisienne, surtout pour un chef pour lequel des critiques bien plus expérimentés que moi réclament au moins une étoile de plus, voire deux — et l’on ressent, que malgré les efforts et la gentillesse de deux serveurs (sur sept), le service est le seul vrai bémol du déjeuner, ni à la hauteur des assiettes ni de la perturbation subie.

- la carte des vins, elle, est par ailleurs une énigme, sinon un problème : excluante par un choix très réduits et des prix démesurés (certaines régions ne proposant que des bouteilles à 200 euros, et les vins à moins de 80 se comptant, rapidement, sur les doigts d’une main, ceux à moins de 50 sur un pouce), un rapport et un delta légèrement abusés pour un (pour l’instant) mono-étoilé de province. Comptez 15 euros, pour le vin au verre, dont la sélection est juste à défaut d’être un peu étroite (trois propositions).

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