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entrée, plat, dessert, en trois articles à mélanger
Tout le monde, dans son flux Instagram, en a forcément un, une, ou plusieurs. C’est un journaliste qui n’écrit jamais de critique, une fille de la mode, ou de la prod dans la mode, un créatif nébuleux, ou un influenceur qui sort deux vidéos par semaines (personnages interchangeables et même modulables en journaliste-influenceur, par exemple). Ils passent leur vie au restau sur les réseaux, à tel point qu’on suppose que la seule manière dont ils pourraient financer leur train de vie serait de ne jamais payer une addition ou de ne pas avoir de domicile fixe.
J’exagère à peine, pour trois raisons : d’abord parce que “l’invitation” a remplacé “le sponsoring” et le “paiement” dans le vocabulaire des professionnels de la bouffe gratuite, parce que les dîners pro(fessionnels ; motionnels) sont maquillés en initiative personnelle pour les likes, et tout simplement parce que, quand on fait quelques calculs mentaux basés sur ses propres dépenses, même à ne payer que pour une seule personne, avec le vin, les petites assiettes, et le vin, même à compter sur une frugalité qui m’est totalement étrangère — les fringales, ici, nous tombent dessus à vélo aussi bien qu’au restaurant, lorsqu’on réclame un deuxième service du meilleur plat du soir — il est impossible de payer de sa propre poche pour manger autant dehors.
L’affirmation est un peu péremptoire, mais ce n’est pas moi qui le dit, c’est Sherlock Holmes : “lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité.”
Prenez ne serait-ce que le déjeuner : Aitor Alfonso rappelait (dans une conversation à l’ironie mordante avec Konbini), que l’argent est le nerf de la guerre, et de la liberté, du critique, et il affirmait que Paris est la meilleure ville pour manger le midi contre un billet de 20. Admettons que nous ayons déjà tous une heure et demie, deux heures, pour nous rendre au Cadoret, au Mermoz, chez Fichon, ou aux Pères Pops depuis l’endroit où nous travaillons. A 20 euros par jour, ça fait quand même 400 (insérez ici votre qualificatif vulgaire préféré pour des euros), et encore, je n’ai même pas bu un verre de vin ou pris de café. Ajoutez un loyer, le dîner du soir, et tout ce que vous avez envie de faire quand vous n’êtes pas à table et voyez le résultat : ça coûte un pognon de dingue, comme dit l’autre et il faut bien faire des choix.
L’argent, donc, fait marcher le monde de la restauration. Du côté des serveurs, comme le raconte bien Edward Chisholm dans A Waiter In Paris (mémoire aux péripéties bien agencées mais répétitif et monotone, comme la vie de serveur), qui vous fera changer d’avis sur les pourboires si vous étiez comme moi il y a quelques années quand, à ma décharge, j’avais moins d’argent à mal gérer. Mais aussi du côté de chez moi, qui, je ne vous le cache pas, préfère parfois dépenser mon budget restaurant dans des pintes de Guinness au pub, devant des onion rings bien gras, ou me rendre dans un endroit que j’affectionne plutôt que de découvrir un nouveau lieu loin d’un point de rendez-vous central.
Et cela a, évidemment, une influence sur la curiosité, qui est une affaire de moyens autant que de temps : la liste des chefs et des lieux que je veux connaître est immense, pas mes priorités, et entre la familiarité d’un restaurant adoré à Londres ou partir confronter mes préjugés sur la cuisine espagnole à la réalité, arbitrer sera toujours trop facile. Plus proche de nous, j’adorerais manger chez Matthias Marc, mais pas avec mon argent — je dis Matthias Marc, ça pourrait être n’importe qui d’autre, même s’il a le profil parfait pour mon rêve d’une chaîne Youtube de critique gastronomique vraiment critique, qui visiterait tous les restos un peu à la mode, plébiscités, qu’ils soient niches ou populaires, pour le simple plaisir de l’acerbité : « Salut c’est les food haters, vos critiques gastro préférés, à la langue aussi acide que leurs aigreurs d’estomac ! Aujourd’hui, on va tester Jean Imbert au Plaza Athénée, et on espère bien DÉ-TES-TER. » Financée par Patreon car je doute être invité plus d’une fois où que ce soit. (Je le ferai jamais).
Payer a les avantages de ses inconvénients, et l’inverse : en plus de l’apprentissage de la patience et de la gestion de la frustation, ça offre une (dangereuse) liberté critique totale, mais ça ne permet pas vraiment de venir manger deux fois dans un endroit avant de se faire un avis — ce qui aurait été particulièrement agréable chez Roellinger, et qui me coûtera un peu cher à l’Auberge de la bonne idée ; cela ne permet pas de manger toute la carte, a fortiori quand on fait un vingt heures minuit au comptoir et qu’il fait chaud, mais on peut dire ce que l’on pense, surtout quand c’est bien.
Dont acte :
Parce que Florian Ciccoli et ses copains savent créer des endroits où il fait bon (re)venir, il fallait que nous allions chez Recoin, ouvert début juillet, et, à cause des problèmes de type italo-grecs évoqués ci-dessus, ça nous a pris un peu de temps.

Petit frère du Café éponyme, Recoin cultive sa filiation et sa différence. La rue Saint-Sabin a beau être à mi-chemin des Archives et de Voltaire, elle tient plus du premier que du second, et la salle, plus petite, est plus chaleureuse mais un peu moins populaire, plus touristique — comme en témoignaient les deux canadiens, airbnbés à deux pas, qui ont passé leur semaine au bar et la soirée à nos côtés. La carte, dont je pensais retrouver une photo dans mon téléphone, décline une comfort food un peu sophistiquée pour les visiteurs d’outre-Atlantique et oscille entre le réconfort de la pakoda d’oignons & raita, évidemment bissée, la fraîcheur gourmande d’une salade qui a la familiarité des recettes anglo-saxonnes avec leur mélange presqu’improvisé d’ingrédients selon des règles de textures et de goût — et par là je veux dire que je fais à peu près la même quatre fois par mois grâce à Bon Appétit, et le nouveau plat-signature de la bande.

Ce plat, c’est une pâte cuite et garnie, mais pas une pizette : c’est un blin, qui témoigne de la volonté de ne pas répliquer l’expérience du Café du coin. Malheureusement à la farine de sarrasin, ce à quoi je m’oppose fermement — à chaque type de crêpe sa farine ici — il n’a pas le pouvoir de séduction sensuelle de l’icône du Café du coin, qui gagne à plates coutures sur la bouffe. Mais si je préfère carrément le côté popu du faubourg de l’original, l’atmosphère plus intimiste et plus tamisée du spin-off offre des possibilités plus grandes de moments mémorables avec la bande derrière le bar (ce soir-là, Jules et Bertrand), pour qui aime boire et manger au comptoir, interpeller des inconnus par leur prénom et faire des blagues, découvrir un secret de barman en avalant un shot d’eau au Tabasco et discuter une demie-heure devant la caisse parce qu’on ne veut pas partir. (Nous, quoi).
Ce n’est pas un mince exploit de créer un bar de quartier qui donne envie de fuir son quartier pour y passer la soirée, mais c’est bien ce qu’ils ont réussi à faire.
(Coût total : 125 euros, pour manger quatre assiettes et boire beaucoup/trop).
