Du plaisir d’aller au restaurant sans perdre ses repères.

Fringales - Vadim
8 min readFeb 21, 2023

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Robert, lingot

J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de Jack Bosco lorsqu’il officiait à la Vierge, et j’étais très curieux de voir ce qu’il allait faire chez Robert — un restaurant, ni bourru ni tradi, qui porte plutôt mal ce nom en forme de ready-made de biographie de Top Chef (« c’est mon grand-père qui m’a élevé, et il m’a appris la cuisine au moment où je commençais à faire des bêtises. Il est mort avant que je commence à travailler; ce nom, c’est ma manière de lui rendre hommage, j’espère qu’il me voit de là où il est »).

C’est que découvrir la nouvelle adresse d’un chef, c’est éprouver ce qui tenait notre relation, ce qui fondait notre attachement : était-ce la sympathie de l’équipe, le contenu des assiettes, le compte Tiktok du cuisinier, la proximité de notre domicile ? Est-ce qu’on sera capable de s’investir dans une relation avec ce nouveau lieu ?

Je n’ai évidemment pas la réponse à ces questions, mais je sais que s’installer à table était un peu comme de retrouver un (vieil et vrai) ami qu’on a pas vu depuis des années, parce qu’on ne vit plus dans le même pays : sans même un temps d’observation, on retombe dans un rythme familier, des résonances confortables, tout en appréciant le décalage entre les idioties qui nous ont un jour rapprochés et les bénéfices de la maturité.

La cuisine de Jack Bosco n’a pas beaucoup changé. C’est toujours une cuisine de saison et d’association, qui met en valeur les légumes du jardin du restaurant, une cuisine d’inspiration plus que d’influence, même si l’Angleterre apparaît, à travers quelques icônes Modern British (shropshire, gibier, agretti, anguille). Mais elle s’est épurée, sous l’effet peut-être d’une carte plus ramassée : moins d’expérimentations « superflues » ou déconneuses, une quête de justesse et de simplicité organiques.

Mais il reste toujours cette intuition des unions audacieuses et inattendues (endive tapenade, pissenlit fromage) : l’impression d’improvisation de certains intitulés est immédiatement contredite par l’évidence des équilibres, l’idée que l’on pourrait faire la même chez soi, dans sa cuisine, est démentie par la technique et sa justesse. Suite à ce dîner, je considère que le ris de veau devrait n’être désormais servi que négligemment bardé de lardo.

Aucune photo acceptable n’ayant été prise lors de ce dîner, consacré au plaisir de manger, même pas celle du menu volé sur Instagram, je ne pourrais que vous encourager à aller voir par vous-mêmes.

Baratin, boire et manger

Le Baratin est peut-être le restaurant idéal pour manger seul, mais il vaut mieux appeler avant. Pour qui n’a jamais entendu parler de Philippe, le patron, c’est déjà le début de l’expérience d’une certaine conception de l’hospitalité : monocorde et monosyllabe, la conversation est minimaliste, et on est pas loin de croire s’être trompé de numéro.

Le lendemain, je l’ai regardé décider du sort des gladiateurs du déjeuner qui s’enquéraient d’une table. Un coup d’œil au carnet de réservation, une fausse seconde d’hésitation : non. Une fois, deux fois. Pour des raisons ésotériques, la troisième fois sera la bonne — l’humeur de la maison, ou des amis. Ici, on fait les choses à l’ancienne, comme il se doit. Le serveur, un vague air de Jeremy Allen White avec son tablier, enjoint à ses amis de saluer le patron et la cuisine. « Mais je le connais pas », s’excuse un gars. La réponse fuse : « pas grave, t’es poli non ? », et la question est un ordre.

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur le Baratin : c’est le repère de Raquel Carena, inspiratrice de la bistronomie depuis 1987, c’est une adresse d’Anthony Bourdain, la cantine de 36 chefs médiatiques, etc. Le menu midi à 23€, inflation oblige, est impressionnant : le choix paraît franchement impossible. Les intitulés sont limpides et se suffisent à eux-mêmes, contrairement aux listes d’ingrédients slashées dont on ne comprend jamais le sens et la construction — il y a quelque chose du franc-parler de Saint-John là-dedans, une clarté directe qui laisse place à l’inconnu et à la surprise sans que l’on ne puisse être déçu.

Je mange liquide et chaud car j’ai passé la matinée dans un co-working glacial. Bouillon de poisson aux lamelles de légumes presque fondantes, plat de côte façon pot au feu. Une cuisine apaisante, d’un réconfort fou, à la fois familière et nouvelle, pleine de touches personnelles (ce cornichon acide qui tranche dans le pot-au-feu), parfaite après une semaine passée à manger trop, trop riche, trop gras, trop : un retour accidentel aux origines de la restauration, avec ce détour par deux bouillons. Rien ne semble si technique qu’on ne pourrait pas le refaire chez soi, sauf qu’on ne pourrait pas. Tout est simple, mais rien n’est simpliste. Tout est évident. Des assiettes au vin nature, on a rarement vu tel contraptonyme pour nom de bistrot.

Le service (décrié par des blogs d’habitués et des commentaires Tripadvisor de touristes — il paraît que c’est pire le soir), est idéal : je déjeune seul et on me laisse seul. Il n’y a que moi et mes plats, que mes voisins et les leurs. Aucun mot superflu n’a été prononcé, aucune interaction non-nécessaire n’a eu lieu : d’un clin d’œil, le serveur valide mon choix de dessert en débarrassant. Le patron me sourit quand je me lève pour payer. Il m’aura oublié quand je reviendrai.

Plus que le restaurant idéal pour manger seul (il reste encore des lieux qui semblent conçus pour faire fuir les mangeurs solitaires — L’Entente, par exemple, qui vous relègue sur une table haute face au bar tant toutes les autres semblent inhospitalières), c’est peut-être le restaurant idéal, le restaurant, au sens propre du terme, celui qui remet d’aplomb.

Brasser du temps

J’entretiens une relation compliquée avec les brasseries. Je suis très sensible à la diaspora de la choucroute, ces immigrés de l’intérieur partis ouvrir des restaurants dans toute la France. J’apprécie ces open-spaces primordiaux, la fausse proximité des banquettes, la convivialité du brouhaha et leur histoire intellectuelle incarnée par les culs célèbres. Mais mon expérience reste limitée : je les ai plutôt connues en express et en correspondance, en face de la Gare de Lyon, ou en version Wish dans une déclinaison franchisée type Maître Kanter.

Et surtout, je n’étais pas fondamentalement convaincu de la nécessité de leur existence en tant que restaurants. Enfant, j’aimais, je crois, le restaurant pour sa manière de rompre le quotidien, de nous proposer quelque chose qu’on savait intuitivement être différent de ce qu’on pouvait manger chez soi — un burger, une pizza, des pâtes -, et la choucroute, on en trouve chez le boucher et à l’hyper. L’argument est un peu bancal (la choucroute est quand même un peu technique, on trouve des pizzas au supermarché) mais celle du restaurant italien était ontologiquement différente, avec sa croûte brûlée au four à pizza, ce qui n’était pas forcément le cas de la choucroute.

Mais à 30 ans passés, à Paris, on ne mange plus de la même manière que dans une famille nombreuse à Lyon. Alors que tout le monde peut apprendre la technique pour faire des cacio e pepe en émulsionnant une sauce de pâtes avec de l’eau de cuisson, que le débat sur la suprématie de la cuisine populaire italienne ou française anime nos soirées parisiennes (le faits que les italiens ne se posent sûrement pas la question prouve que nous avons perdu ce faux combat) que l’offre de cuisine étrangère de la capitale est riche, particulièrement au déjeuner, et que je mange beaucoup moins de viande chez moi, je redécouvre le plaisir de ces monuments qu’on oublie, de ces grands classiques qui disparaissent des cartes, malgré les efforts de quelques championnats du monde plus ou moins médiatiques. (Ça fait très parisien qui redécouvre la ville après l’avoir vue dans le dernier film de Noah Baumbach mais bon.)

“Récemment”, et par-là j’entends que ça englobe quelques mois, je me suis attablé chez Georges, pour sa choucroute et sa quenelle maousse, chez Lipp, avec un ami américain pour lui faire découvrir l’existence des poireaux vinaigrette, du hareng pomme à l’huile, et de la choucroute (sans succès), et au Train Bleu, grand moment de gare en version gastronomique (superbe gigot d’agneau, suprême de volaille sauce Albufera fondant et opulent, malgré un déluge de luxe superflu et inévitable de truffe).

Dans le lot, Georges s’approche le plus de ce qui fait l’essence d’un restaurant (Lipp est un grand monument parisien, qui a perdu de son cachet culturel, mais on y mange bien, et Le Train Bleu est trop cher pour le quotidien). Démocratique, on y fait tous la queue tous ensemble à 19h, la sociologie de l’assistance est un plaidoyer pour l’universalisme à la française, et la carte est fondamentalement modeste, avec ce qu’on appelle le sens de la fonction, qui fait disparaître le chef dans les assiettes : plats populaires et traditionnels, grands classiques lyonnais, mais des meilleures maisons du coin, et exécutés avec soin, et celui de l’humour — ces lumières qui s’éteignent 38 fois par soir pour fêter les anniversaires, avec l’accompagnement de l’indémodable orgue de barbarie.)

Au-delà des plats communs aux menus, ces trois brasseries sont surtout unies par une distillation de l’idéal-type de la Grande Brasserie Française dans quelques archétypes récurrents qui dépassent la bouffe. Le ballet des serveurs sartriens, brusques et respectueux à la fois, pressés et indolents, qui affirment leur suprématie, en jonglant entre jugement à la gueule et adaptation au rythme du client. La cuisine hommage aux icônes maintenues en vie par les hommages — les incontournables servis à l’ancienne, revus par petites touches ici, à grands coups d’ingrédients riches et chers là. Et surtout, la luxuriance contre-intuitive, de se trouver hors du temps et de l’espace dans le décor suranné d’un lieu de passage et de transit, comme au bar d’un aéroport étranger à 11h, et de ne plus voir les heures s’écouler.

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