Dishoom de Wish
Je déteste Delhi Bazaar. Je déteste Delhi Bazaar alors que je n’y ai pas encore mis les pieds. Je suis pourtant sûr que l’on y mange bien. Je le sais même, puisque deux personnes m’ont déjà parlé de ce nouveau restaurant spécialisé dans la cuisine du nord de l’Inde, présentée comme à la fois authentique et modernisée, comme si cela voulait dire quelque chose.
Je suis pourtant le client parfait : comme la plupart des blancs, les restaurants communautaires et les gargottes n’offrent pas toujours les garanties de qualité rassurant un estomac fragile; le dédale des bouis-bouis autour de la Gare de l’Est me donne souvent l’impression de choisir le mauvais restaurant; et même les rares endroits qui se distinguent, comme le Navel, rue de Suez, par leurs idiosyncrasies et leur cuisine (cocktail de bienvenue chimique et indéfinissable, cuisinier en costume et bras de chemise, plats a priori plutôt peu filtrés pour le palais bobo), offrent malheureusement une expérience dégradée, la moitié de la carte étant invariablement indisponible. Car, apparemment, les parisiens n’aiment pas les papadams, au grand (papa)dam de ma mère.
Big India
Delhi Bazaar répond très littéralement à ces freins. En guise de storytelling et de crédibilité, l’Instagram du restaurant présente la figure rassurante du chef Eqbal Hossain, d’origine bengladaise et celle, à ses côtés, de deux Français, qui mettent autant en avant leur rencontre en start-up que leur évident amour pour la cuisine et la bouffe, du CAP passé en hobby aux voyages d’inspiration culinaires jusqu’à East Ham.
Mais dans le dossier de presse (et c’est le deuxième moment où j’ai commencer à détester Delhi Bazaar), malgré la belle histoire d’inspiration de voyage, sur le fil entre le parcours de candidat stéréotypé à Top Chef et la vie de jeune bourgeois privilégié, c’est moins l’amour de l’Inde que les souvenirs des cours de marketing qui affleurent. Ainsi qu’un certain sens de l’opportunisme après une bonne étude de marché des restaurants parisiens.
Dans leurs mots, l’Inde n’est pas tant une terra incognita qu’un océan bleu, une zone sans concurrence dans le paysage culinaire de la capitale, qu’il serait facile de conquérir : « quand il s’agit de retrouver les saveurs et la complexité des épices indiennes, c’est plus compliqué. Les adresses ne sont pas toutes très qualitatives, sans parler de l’ambiance qui n’est pas au rendez-vous. » « s’ils se reconvertissent, ce n’est pas pour faire un énième restaurant italien ».
La pique à Big Mamma est un peu culottée, tant cela semble la première inspiration du duo d’entrepreneurs : s’emparer d’une cuisine du monde aux marges fortes en la sexysant à grands coups de designs et de format faciles à adopter pour un public en quête d’exotisme à condition qu’il soit rassurant (ici, « vous connaissez le concept ? On fait des petites assiettes à partager, et on recommande trois à quatre par personnes, mais vous pouvez aussi prendre votre propre plat en sauce avec du riz et un naan »).
Radio-Londres
En renfort, une grande offensive RP qui sent bon les case studies d’école de commerce, à coups de relais presse et de repas offerts à des influenceurs qui ne parlent jamais des choses négatives. J’ai toujours du mal à saisir l’intérêt d’aller manger dans un resto recommandé par un influenceur qui n’a fait que répondre à l’invitation d’un bureau de presse sans aucune démarche de sélection, mais bon, le résultat est là : un article de MyLittleParis, un Tiktok de lafoodloveuse (jamais entendu parler, contrairement aux 100 000 personnes qui la suivent), et reel de Hungy Consti, influenceuse food autrice d’un Plaidoyer pour la gourmandise… Et c’est au moment où j’ai lu sa légende que j’ai commencé à vraiment détester Delhi Bazaar.
« C’est le restaurant qui a l’ambition de devenir le Dishoom parisien » expliquait-elle, en évoquant un des restaurants indiens modernes les plus emblématiques de la scène londonienne, un lieu iconique où se pressent touristes et anglais, à la fois sur et sous-coté selon des gens qui s’y connaissent bien mieux que moi, à savoir les différents contributeurs de Vittles, le media en ligne qui a changé la face de la critique culinaire britannique en donnant la parole à des représentants des différentes communautés de Londres (son fondateur, Jonathan Nunn, a eu les honneurs du New Yorker, quand même).
Et il se trouve qu’Hungryconsti a tout à fait raison. Mais je ne sais pas si elle se rendait compte qu’elle mettait exactement le doigt sur le problème, que je soulignais en évoquant « la Dishoomisation de Paris » avec un ami : le Delhi Bazaar, ce n’est pas un restaurant de l’Inde mais de Londres.
L’exotisme Club-Med
Et ce qui est marrant, c’est qu’en voulant comprendre pourquoi je détestais Delhi Bazaar, j’ai découvert I fucking hate Dishoom, publié sur The White Pube. Mais d’abord, j’ai lu Jonathan Nunn, selon qui Dishoom n’est pas tant une recréation des cafés iraniens de Bombay, comme son marketing le raconte, mais une réinvention de Londres. Dishoom est un lieu qui raconte une histoire d’immigration, d’hybridation et de richesses, que rien n’incarne comme le Bacon & egg naan de son petit-déjeuner, à la composition assez explicite, et si emblématique que Marks & Spencer l’a copié.
En somme, Dishoom, ce serait une nouvelle version de la Britannicité, le genre de créations qui n’appartient qu’à l’Angleterre. Un autre chroniqueur de Vittles écrit : « Allez-y. Pas pour la bouffe, qui est horrible, mais parce que ça vous permettra de comprendre comment les Blancs voient les Anglo-indiens ». The White Pube, plus offensif, l’accuse de n’utiliser les spécificités régionales que pour les décliner en des versions plus fades, plus blanches — pas meilleures, mais simplement plus efficaces pour satisfaire les attentes d’un public blanc contemporain.
Et c’est exactement le projet chez Delhi Bazaar, clairement énoncé dans leurs communiqués : « la plupart des restaurants indiens proposent les mêmes sauces clichés déclinées avec 4 ou 5 viandes différentes, pauvres en épices et très sucrées. Nous avons voulu créer un restaurant authentique dans l’assiette et expérientiel dans la déco afin de démocratiser aussi cette cuisine » — ce qui passe de toute évidence par servir de la BAPBAP plutôt que de la Kingfisher, au nom du locavorisme autant que d’une tentative impossible d’incarner un dépaysement familier, une sorte d’exotisme Club Med.
Authentique en toc
En cela, la promesse d’authenticité du Delhi Bazaar est probablement son plus gros mensonge — d’autant plus que personne, ou presque n’est capable de la juger. Cela devrait sûrement faire l’objet d’un autre article, mais il me semble de toute façon absurde de prétendre juger un plat étranger sur une base normative : c’est bon, ou ça ne l’est pas, mais ça ne peut être rien de plus. Nous manquons des référents culturels, nous ne savons pas quel goût cela devrait avoir.
Emmanuel Rubin, le critique gastronomique du Figaro, affirme pouvoir juger un plat gustativement et normativement, prenant l’exemple de la Blanquette de veau qu’il juge réussie si elle présente « le roux, le jaune d’œuf, la crème, le bouillon, ce ruban de sauce ». Sauf qu’il faut en bouffer des blanquettes réussies et ratées pour pouvoir identifier l’absence de jaune d’oeuf ou de roux — et ça ferait un beau contenu vidéo du Parisien d’ailleurs. Même en ayant grandi en France, il n’est pas aisé d’acquérir cette expérience, alors pour les plats étrangers, ce serait d’une prétention immense : les travers de porc sel-poivre de Chamroeun Crimée sont les meilleurs que j’ai mangés — ils sont si spécifiques qu’ils n’ont pas le même goût lorsque le chef est en vacances, et j’ai été déçu à chaque fois que j’en ai commandés ailleurs — mais il est tout à fait possible qu’ils ne soient pas faits dans les règles de l’art. Et alors ?
HEC au Kebab
Mais revenons au projet de Delhi Bazaar. Il s’agit, en gros, donc de faire ce que les Indiens sont incapables de faire par eux mêmes : populariser leur cuisine, avec une vision de l’Inde édulcorée pré-digérée pour les blancs qui ne mangent pas trop épicé et ne veulent pas sortir du confort du coeur du 11ème. Une vision gentrifiée d’une cuisine ethnique qui séduit les critiques, Libération en tête qui se réjouit qu’il y ait “enfin un bon indien dans le quartier”. Je suis peut-être le seul à trouver dans la formule une résonance peu élégante du “bon arabe”, mais je trouve quand même qu’elle laisse poindre l’idée que le “bon indien”, c’est celui où il n’y a que des blancs comme nous assis à table, celui qui ne s’adresse pas à sa communauté, portée par des Français pur souche qui s’abstiennent de poser des questions socio-politiques, d’interroger la colonisation et son rôle dans le façonnement de la cuisine indienne, et qui rejettent toutes les incarnations authentiques qui ne sont pas conformes à leurs préjugés.
Un exemple, assez scandaleux, avec un peu de recul, trouvé dans la section design de leur dossier de presse. On y lit : « Londres offrait moins d’inspiration car la majorité des restaurants indiens s’y sont appropriés les codes du pub à la sauce orientale ». Une phrase admirable, qui réussit à ne pas utiliser le terme adéquat de Desi pub (les pubs tenus par des britanniques originaires d’Inde et qui y servent des plats typiques de leur pays) et réduit un jeu complexe de migrations, d’assimilation, d’hybridation et de communautés à une « sauce orientale » comme si on était au kebab. Sauf que les Desi pubs sont un pilier de la bouffe londonienne, et qu’ils incarnent l’exemple le plus pur, le plus authentique de leur inspiration !
De la même manière, les deux entrepreneurs ont mis à la carte un vada pav. Il s’agit d’une galette ou d’une boule de pomme de terre épicée, frite, servie dans un petit pain, et accompagné de chutneys et de piments. Un exemple typique de street-food gentrifiée, sortie de son cadre traditionnel qui est au mieux ignoré, au pire méprisé par une démarche capitaliste et colonialiste, qui ne voit de valeur dans les cultures ethniques que sous le prisme de l’appropriation économique et de la marge brute qu’on peut en tirer. Car bien avant de se retrouver en story Insta, le vada pav est un en-cas de travailleurs, qui se mange à la main sur les quais de gare. C’est un symbole des classes ouvrières de Maharastra, dont le nom, portugais, fait référence aux présences coloniales et dont la diffusion est liée à l’histoire industrielle du pays. Ironie supplémentaire : le vada pav est aussi surnommé le Bombay burger (a priori de manière abusive, ne le faites pas), et il n’a absolument rien à voir avec New Delhi et la cuisine du Nord, pourtant revendiquées comme inspirations design et culinaire par les deux fondateurs. On imagine que ce genre de détails importe peu quand on pioche de manière indiscriminée dans une culture pour créer son petit cocktail perso et s’enrichir. Et si vous trouvez que je pinaille, c’est aussi risible qu’une bouillabaisse à la carte d’un bouchon lyonnais ouvert par un Américain.
C’est d’autant plus dommage que la réinvention de la scène parisienne semble ne vouloir passer que par l’imitation de Londres (après Bao London et la Bao Family à Paris, attendez-vous aux clones de St John et Norman’s, dans des projets requalifiés en “pop-up” lors de leur fermeture anticipée), et qu’il s’agisse du seul prisme pour rendre désirable le méconnu. On mange surement très bien chez Delhi Bazaar, mais ce ne sera jamais qu’un Dishoom de Wish. Car si l’histoire de l’immigration indienne en France n’est pas aussi riche et influente qu’en Angleterre, il y avait pourtant matière à interroger la surface d’échange entre nos deux cuisines. Après tout, c‘est à Paris qu’a été inventé le cheese nan.