Deux mois, trois mots
L’Amérique rock
Qu’est-ce qu’on doit à l’Amérique, en matière de nourritures ? La chimie et le taylorisme, le drive et l’adaptation locale, avec Coca et McDonalds en parents abusifs responsables de nos pires dérives et névroses ? Je ne crois pas, car même si le poulet frit de KFC est une prouesse technologique de standardisation et de régularité, dans la mesure où le Double cheese est désormais (et malheureusement) préparé à la demande, et les livreurs conduisent leurs vélos jusqu’à votre salon pour inverser la polarité du drive, on peut en douter.
Non, ce qu’on doit aux Américains, c’est leur manière unique de transposer la junk food dans un environnement luxueux. Personne ne maîtrise mieux qu’eux ce genre d’élitisme populaire, entre la radicalité du sourcing monomaniaque et monoproduit, et la transcription gastronomique des icônes cheap. (Si on schématise, les Japonais sont les maîtres de la profondeur du banal, les Italiens de la simplicité, les Français de la tradition bourgeoise, et les Espagnols de la cuisson à l’huile.)
Et les Américains, eux, ont donc la malbouffe sublimée :
Exhibit A classique, hors catégorie, avec le poulet frit au caviar de Wylie Dufresne puis David Chang. Exhibit B, avec les créations brutalistes de Dan Pear, un boulanger obsessionnel, style Ivan Ramen du levain, qui transforme le Rigmarole en restaurant de tapizzassiettes, à partager par toute la table puisqu’elles sont servies dans le désordre. Pour les solitaires du comptoir, comme moi, c’est une autre expérience, réellement fusion, qui réussit encore mieux le croisement des genres : réservation le lundi matin pour le soir-même, 21h30, pizza balancée comme un frisbee en quinze minutes chrono, que j’ai lutté pour faire durer autant de temps. Plus qu’une pizza, d’ailleurs, c’est idéal-type, entre Naples et New York, de la brûlure caramélisée de la pâte jusqu’à la quantité parfaite garniture pour une part bien filante sans que le fromage ne se fasse la malle, sauf qu’elle coûte 20 balles minimum et qu’elle est servie avec un lambic ou du vin nature à 70 balles : comme quoi, il n’y a rien de mieux que les mariages de déraison.


Exhibit C, avec le burger de la Renommée, que je suis finalement allé manger (et payer), et qu’il est totalement illusoire de juger avec des critères normaux, notamment financiers : c’est un autre monde, régi par des règles étrangères, par une échelle de valeurs distinctes qu’introduit un rapport à l’argent différent, détaché des contingences matérielles comme le découvert ou les AGIOs. Il faut d’ailleurs le prendre à la légère, car 45 euros pour un smash avec des frites, un peu trop salées cette fois-ci, ça confine quand même à l’absurdité. Et pourtant, comme Ralph’s, il fait partie de cette catégorie d’endroits, de ce qu’on pourrait appeler les luxes nécessaires, qui offrent un horizon de style de vie désirable à expérimenter de temps en temps. Et il est bon, vraiment très bon, fondant, et intense. Exhibit D avec Nonos & Comestibles de Paul Pairet au Crillon — lui est un Français devenu Américain, et le Crillon appartient au groupe Rosewood.

Tous ont en commun une sorte de radicalité élitiste de la démarche, une volonté de donner une vision du steak-frites qui soit la meilleure expression du steak-frites, que je rêve de retrouver dans une version grand public sans la queue en ligne, sans les foodies parisiens, sans le cirque des résas, sans le prix hors de prix : un genre de Hamburger America de George Motz, mais dans le 20ème. Peut-être la seule chose que l’Amérique fait vraiment mieux que nous.
Bon mais bon
Mais finalement, 45 balles pour un burger et une expérience hors du quotidien, ce n’est pas une si mauvaise proposition. A Paris, le nouveau standard bistronomique, c’est une proposition plaisante sans fulgurances, pleine de maîtrise et d’équilibre, réconfortant mais pas transcendant, qui facture immanquablement 120 euros pour deux, quoi qu’il arrive, et qu’un ou deux plats mémorables ne suffisent pas à rendre inoubliables.
Comme à La Colline, où on rencontre un très rare et copieux menu à 38 euros, trou normand en supplément, porté par un service à la lenteur appréciable rarissime (ce qui semble avoir été exceptionnel), qui nous permet de sortir de table en ayant trop mangé. C’est doux et fortement plaisant, un peu régressif, avec un côté familial, presqu’américain dans la purée de patate douce, mais il manque un truc, un éclat, un accroc, quelque chose pour rompre l’homogénéité des wings de pleurotte accompagnées d’une poêlée de champignons.
Même topo, ou presque, au Petit Keller, dont je garde plus de souvenirs de la compagnie que du repas, malgré une assiette lumineuse de choux de Bruxelles frits, sauce anchois parmesan — mais ce n’est quand même rien d’autre qu’une bagna cauda, qui approche un peu trop le restaurant de ce que je pourrais faire moi-même en RTT. Aucune déception, pas de catastrophe industrielle, mais qu’il est douloureux, le souvenir que pour le même prix, on a un temps mangé des choses bien plus virevoltantes.
Heureusement, il reste des endroits comme Abri Soba, où pour le même prix, on trouve des assiettes d’une droiture remarquable, avec cette excellente tension de la simplicité, cette sobriété limpide toute japonaise, entre fadeur et profondeur (profadeur ?), qui redonne un peu d’exceptionnel au quotidien — le genre de cartes dont on veut explorer tous les recoins jusqu’à trouver sa commande parfaite, et qu’on pourrait manger tous les soirs sans jamais se lasser.
Déjeuner en paix
Finalement, mon option préférée pour bien manger, c’est de plus en plus le midi. Aux Pères Pop, par exemple, qui, je pense, choisissent des chefs pour me draguer : aujourd’hui, un dénommé Toms Berzins, alias @jeandoeuf, le genre de cuisinier à avoir le lien youtube de sa tape de skate en bio, qui balance quotidiennement des menus qui foutent une FOMO monumentale — ses entrées surtout, à base d’associations littéralement parfaites. Le résultat manque parfois d’un peu d’équilibre, de précision technique ou de minimalisme car c’est un peu le bordel, mais malgré l’augmentation des prix du menu, ça reste un des plus grands plaisirs que de s’assoir dans un endroit où un cuisinier se cherche et se trouve, et où les gens peuvent quand même boire un café même s’il leur manque vingt centimes.






A 600 mètres, l’option Des Terres avec son EPD littéralement incroyable : deux choix de plats de cuisinier, tendance bistrot — poireaux vinaigrette, soupe au chou au lard, cuisse de poulet ou poisson blanc sauce vierge, le tout pour un prix qui fait douter du désir de l’équipe de rester solvable : 21 euros pour la totale. Même en rajoutant le vin (à ce prix-là, ce serait dommage de se priver), même pour la localisation, sur la ceinture du 20ème arrondissement, c’est du jamais vu.



Et pour finir, dans un genre plus cuisiné encore, je crois pas avoir aussi bien mangé un midi cette année que chez Lolo Bistrot : assiettes minimalistes, acérées set tendues comme un tube de Guided By Voices, et un dessert joueur à faire sourire béatement. L’intitulé ne leur rend pas justice, mais l’absence de photos veut tout dire. 29 euros, et personne ce jour-là. Qu’est-ce que vous foutez ?
