Culture Pub

Tentative d’épuisement des pubs parisiens

Fringales - Vadim
11 min readJan 2, 2023

Comme l’équipe de foot ou le lycée, le pub est une chapelle, une obédience que l’on peut quitter en déménageant, mais que l’on garde pour toujours (à moins de s’en être fait virer), ainsi qu’un lieu de mythologies adolescentes, plus ou moins nostalgiques, où s’arrêter avant la fin du monde.

Café du coin

Le « local » comme l’appellent les lads anglais — et la double nature du mot en Français, nom et adjectif, raconte bien la fonction du pub, c’est le bar du coin, mais c’est aussi le lieu de rendez-vous régulier, qui, dans une certaine mesure, nous appartient. Comme on disait « on se retrouve au local » dans les associations et les années 80.

Dans une ville qui n’en compte pas 3500, un bon pub l’est avant tout par sa proximité au domicile ou au travail, ou mieux, sa situation sur un axe qui les relie. Ou, par défaut, par sa centralité. Car avec l’âge, les déménagements et les emménagements, le local devient de moins en moins local, et est avant tout choisi pour sa présence opportune à la confluence de cercles qui ne font que s’élargir, un Venn diagram urbain en expansion. Ce qui explique qu’il ne s’agisse pas ici d’une liste des meilleurs pubs de Paris, que je n’ai par définition aucune prétention à connaître, puisque (à tout hasard, arrondissement choisi comme on jette une fléchette), je ne mettrai jamais les pieds dans le 13ème juste pour aller au pub.

Soirée mousse

Mais il y a existe néanmoins des critères objectifs d’un très bon pub, avec lesquels on s’arrangera comme Orwell avec les siens : un pub est avant un lieu où on boit de la bière, et où accessoirement, on mange, pour éponger, le tout devant des retransmissions d’évènements sportifs, ce qui reste la fonction première du pub exporté hors des frontières des îles anglo-celtes (pour n’oublier ni n’insulter personne), bien avant la quizz night.

En matière de bière, on exclura les établissements servant de la Murphy’s pour privilégier les indépendants, qui ont la liberté de choisir leurs bières, et ceux qui offrent de la Guinness, avec son rituel de service, inventé mais si satisfaisant, surtout quand on voit à quel point il est facile de le rater. Exit donc de notre champs de considération les Frogs pubs, et la Cambridge Public House qui, contrairement à ce que son nom indique, n’est pas un pub, puisqu’on y boit, hérésie totale, des cocktails, dans une ambiance bien trop parisienne à mon goût. Même destin pour le Pub Saint Germain, qui n’est pas un pub (vous pouvez vous faire la même avec le PSG si le coeur vous en dit). Et pendant qu’on y est, la Guinness Tavern aussi.

La classique

Techniquement, ce serait aussi le sort des dix-sept pubs de la brasserie Wells & Co qui parsèment la France avec des importations plus ou moins réussies; des noms aussi clichés que Sherlock Holmes, Charles Dickens, Jolly Sailor, pour les plus cringes, et des intérieurs sans âme — regardez celui du King Arthur pour rigoler, et notamment un établissement lyonnais, l’Elephant & Castle, situé en face du Wallace et à trois minutes à pied du Smoking dog, dont je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui le fréquentait au détriment des deux autres. Mais l’honnêteté oblige à sauver le Bombardier, pub parisien qui donne sur le Panthéon : les boiseries, la bière correcte et/ou déconneuse et la fréquentation d’expats et d’immigrés temporaires et fans d’Arsenal en font un spécimen tout à fait acceptable et très propice au dépaysement.

Pub LV1

C’est d’ailleurs un des éléments fondamentaux de l’expérience : au pub, au milieu des étudiants nostalgiques et des fans de sport avinés, c’est nous l’étranger. C’est un lieu universel, sans prétention ni grands airs. On se glisse sans mal sur les assises limées et léguées par des générations de culs, et on s’y sent souvent mieux accueillis que dans un café de la diagonale du vide, preuve que la classe sociale et la géographie sont bien plus importants que la nationalité.

Mais il se vit toujours sur un mode légèrement bancal. Il y a un élément d’inconfort confortable (ou l’inverse), dans le pub : les tables et le sol collent, les gogues sont irrespirables, les rugbymen et les hooligans hurlent, les coudes se battent pour atteindre le bar, l’hésitation est permanente sur la langue à employer avec le barman — sa langue natale ou celle qu’il est peut-être venu apprendre ? C’est que, contrairement au pub londonien victorien, qui ne se pose pas de questions identitaires, le pub, en France, a une fonction d’ambassade. Il est très souvent irlandais, écossais, plus rarement anglais, et je ne crois pas en avoir jamais vu de gallois.

(Les bars irlandais et écossais ont d’ailleurs probablement été une des premières filières d’immigration européenne, un Erasmus avant l’heure, le Big Mamma originel qui accueillait les étudiants de Cork et d’Aberdeen en quête d’expérience, d’un répit ou d’une cachette.)

Pour finir sur l’aspect géographique, certains entretiennent la légende qu’il existerait des pubs australiens dont le Fitzroy serait un représentant, mais il s’agit surtout d’un angoissant exemple d’airspace, designé à partir de moodboards Pinterest, qui néglige ce qui constitue l’essence d’un pub : son immuabilité, sous la patine des coudes lissant les tables, derrière la sédimentation de bière renversée, d’haleines et de fumée de cigarettes.

Work, pub, eat, sleep

Le pub idéal est donc un lieu central, oui, mais légèrement à l’écart des grands axes, permettant d’éviter la foule et les touristes — raison pour laquelle le James Joyce, dans le quartier de Saint-Jean à Lyon, est infréquentable, malgré son allure fringante, et preuve, si besoin était, que le Corcoran’s n’est pas non plus un pub. Le pub est surtout un lieu qu’on veut préservé des influences extérieures, réservé aux amis, pas aux relations de passage, et qu’on espère ne jamais voir terni par la fréquentation d’un type qu’on déteste, ou d’une ex et de son nouveau mec. Mais un bon pub, heureusement, est intemporel : il se dégrade un peu, à l’usage, mais il ne change pas, contrairement aux habitués qu’on peut recroiser cinq ans après — et encore, certains n’évoluent pas beaucoup.

Mais qu’on se rassure, il y a une vie après le pub : Alan Donohoe, le chanteur de The Rakes, auteur de l’hymne Work work work (pub club sleep), est désormais développeur de logiciel.

Autre critère subjectif, mais primordial : un bon pub possède des crochets pour accrocher son manteau sur le bar.

Et enfin, évidemment, le pub est un bar où on mange, ou plutôt, où on peut manger. La bouffe, au pub, est périphérique mais pourtant centrale : le pub est un lieu titulaire d’une licence 4, qu’on peut fréquenter même sans manger. (Sinon il change de catégorie, et devient un gastropub, une espèce un peu trop stéréotypée sur le sol britannique mais dont il existe des incarnations réjouissantes comme le Plimsoll, ouverts par les gars de Four legs, et dont l’implantation parisienne est limitée au très appréciable Green Goose. (Le Publisher’s, découvert à l’instant au détour d’une recherche google, n’a de pub que le décor, mais les assiettes sont bien françaises)).

Au pub, on peut donc ne faire que boire de la bière (exclusivement en pinte), mais il n’y a rien de pire (à part la guerre, l’inflation et l’utilisation répétée et abusive du 49–3 au mépris du débat démocratique et de l’esprit des institutions) que de ne pouvoir éponger la faim alcoolisée de la trois ou quatrième pinte, de devoir se déplacer plutôt que de profiter d’une voie d’upselling pour le débit de boisson.

Sauter à la planche

L’avantage de cette relation utilitaire à la nourriture est qu’on est pas particulièrement exigeant sur la qualité, ni même la variété, et qu’un grand pub peut maintenir ce statut malgré son absence. Un paquet de chips au vinaigre ou à l’oignon ouvert pour que tout le monde puisse en profiter peut suffire, tant que la marque et l’aromatisation sont d’origine. Pas de chips au poulet rôti ou au cheeseburger dans mon pub. C’est un des deux seuls critères de la bouffe de pub, avec l’accessibilité. Un bon pub est un dépaysement, et la bouffe doit être écossaise, irlandaise ou anglaise dans son acceptation la plus large, incluant l’Inde, comme dans les Desi pub — dont le Sir Winston est une hideuse version colonialiste chic. Le Highlander — crochets, Belhaven black, carte de snacks foutraque — pizza, croque-monsieur, hot-dog et pop-corn — ne sera qu’un arrêt, jamais une destination — et en plus il manque de places assises.

Erratum, suite à une visite de mars 2023 : le prix de la pinte ayant outrageusement augmenté au Auld (13 euros la Guinness, une inflation officiellement due au transport qu’aucun pub n’a encore répercutée sur le prix de ce qu’on peut désormais réellement appeler l’or noir), le Highlander, toujours aussi mal placé sur sa rive gauche, a repris du galon : si la pinte de stout est un peu forte de café, et la Twisted Thistle plus amère que dans mon souvenir, l’ambiance de ce pub LGBT-friendly vaut quand même le coup. La très bonne surprise vient de la pizza d’à-côté : si l’on fait abstraction de l’absurdité de toutes ces tables de pub avec un carton de pizza, on savour une pie entre la croûte napolitaine bien gonflée, très artisan, très levain, et la junk food de la pepperoni de Pizza hut, très huileuse, très plaisir. C’est toujours un peu foutraque, surtout dans l’accord mets-boisson, mais ça fait passer la pilule, et la pinte ne coûte pas cent francs.

Si besoin était de le préciser, un pub qui sert des planches hors de prix et qui se fout de notre gueule n’est pas vraiment un pub à fréquenter. Imaginez donc ce que je pense de l’Eden Park pub, qui régale de la Murphy’s et de la charcuterie.

Break frit

Et donc, au pub, on bouffe. De la junk food évidemment : chips, bâtonnets de pommes de terre, mozza sticks, onion rings, poulet, tout l’éventail de ce qui est surgelé et se frit est généralement disponible. Dans le genre, on ne fait pas mieux que les frites maisons du Cork and Cavan — maison, on ne sait pas trop comment d’ailleurs, vu la taille de la kitchenette — qui sont particulièrement exceptionnelles quand elles sont accompagnées des petites saucisses irlandaises, dont l’explosion juteuse est un des plus grands plaisirs alcoolisés. Cinq ou huit balles de gras et de sel en relation symbiotique avec la Guinness.

On trouve aussi sur les cartes les classiques du monde anglo-saxon, des snacks mais aussi des plats : toasties, fish and chips, tourte à la viande, bangers and mash (la saucisse purée, en mieux), garlic bread, curry. Le meilleur pub, pour ça — excepté son petit frère gastro, le Green Goose — et peut-être le meilleur tout court, c’est le Ballon Vert, un pub irlandais à l’écart des grandes artères, au patron taciturne qui remplit les pintes sans dire un mot, trois employés en hiver, une batterie de serveurs saisonniers à la belle saison, à la fois immense et familier, dans lequel on se glisse comme si on était déjà un habitué. C’est le meilleur pub de Paris, puisque c’est le mien.

Scotch bright

Mais il y a malheureusement une chose qu’on ne trouve pas dans mon local : le scotch egg. Le scotch egg, c’est un oeuf enroulé de chair à saucisse puis frit, dont toute la difficulté réside dans la cuisson de l’oeuf, qui doit être mollet, mais pas dur, surtout pas dur. Cette exigence implique une habileté, et une finesse pour que la chair à saucisse soit cuite et le jaune encore coulant, tout en excluant les raccourcis comme le four qu’on conseille aux cuisiniers amateurs inquiets de la salmonellose. C’est cette difficulté qui explique que le scotch egg soit un classique des menus de pub, mais pas un pilier incontournable : il va et vient, en fonction du chef et de son expérience — et je n’ai pas parlé des cuisines, des immigrés, ressortissants de l’ancien empire britannique qui y officient, plus ou moins légalement.

Le scotch egg est un plat d’une simplicité géologique — plusieurs couches de croquant et de fondant, de gras et de riche qui se répondent en une bouchée — qui souffre toujours lorsqu’on le complexifie (par exemple lorsqu’on y rajoute de l’huile de truffe, cet ingrédient démoniaque qui recouvre tout d’un arôme artificiel au goût de luxe médiocre, au Churchill Arms, à Londres, et dans d’autres établissements du groupe Fuller’s qui partagent la même carte, comme le Queen’s Arms). Je serai prêt à choisir mon débit de boisson sur la seule base de sa présence à la carte, mais on ne le trouve jamais dans des conditions optimales ici. On ne le trouve qu’au Bombardier (dur, avec une sauce moutarde et miel), au Auld Alliance (dur), ou chez feu Marks & Spencer (en version originale, genre pocket food pour pique-nique, dur, froid, horrible). Il est aussi à la carte de certains restaurants, ponctuellement, mais il s’y mange souvent à la fourchette, ce qui n’est pas éliminatoire, mais clairement pas la philosophie.

Le Welsh Rarebit : cheddar, guinness, worcestershire sauce, farine, le tout passé à la salamandre

Par exemple, à l’Entente, qui n’est pas un pub mais une brasserie anglaise. Les grands classiques prolos y sont cuisinés avec un air un peu posh, et le grand écart est malheureusement compliqué à tenir entre, d’un côté, le Welsh Rarebit, version unilatérale du grilled cheese et cousin du monument lillois, qui constitue un très bon exemple de bouffe working class, et les scotch eggs, de caille, servis en entrée, à partager, à un prix inique qui dissuade de les manger seul, et qui semble contredire l’esprit même de ce snack brillant. La même chose se produit d’ailleurs au Green goose, ou le Scotch n’est disponible que sur une planche énorme, ce qui n’a vraiment aucun sens, surtout d’un point de vue business, sachant que j’habite à cinq minutes.

Géopolitique du pub grub

Heureusement, et c’est ce qui est sublime avec la bouffe de pub, c’est qu’on peut la trouver ailleurs, et même dans des endroits insoupçonnés, pour peu qu’on cherche avant tout des résonances entre des philosophies culinaires. Comme chez Lolo Bistro — où le scotch egg parfaitement mollet cristallise une deuxième des mes obsessions, la ‘nduja (je recommande le panettone chocolat ‘nduja d’Il Covo, un cadeau qui ne m’était pas destiné et que j’ai mangé presque seul), et le flat bread (langoustines crues et lardo) fusionne des influences très anglo-saxonnes et des textures à la fois douces et revêches à la morsure.

On en trouve aussi chez Double Dragon, où on peut boire de la bière au comptoir en mangeant avec les doigts du poulet frit caramélisé et collant, et surtout trois merveilleux petits baos au comté, à l’enveloppe dorée et croustillante — presque un pao de queijo brésilien. Si on vous le propose, prenez-en un quatrième, sinon vous le regretterez, et commandez votre riz en plein milieu du repas, comme une idée après coup, pour saucer parce qu’il n’y a pain, et vous paraîtrez bien plus au fait des cultures du monde que vous ne l’êtes.

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