Allumer le feu

Fringales - Vadim
3 min readNov 8, 2023

--

Cuisiner est un plaisir mais c’est ni un accomplissement, ni une fierté. Je n’ai pas de « projets » à documenter : pas de pâtisserie élaborée, pas de pâté en croûte, juste des pickles et des tomates cerises fermentées. Et je suis sûr de ne pas vouloir le faire : une des plaies de notre modernité, c’est que tant de gens sont persuadés qu’on a besoin de leur version de l’amatriciana qui ne se distingue de celle des autres « influenceurs foods » que par la couleur du bonnet qu’ils portent (même si, et on en reparlera peut-être un jour, je connais deux restaurants italiens horribles qui auraient bien besoin de réviser celle de la carbonara et de la cacio e pepe).

La cuisine que je pratique n’est rien d’autre que ça, une praxis. Oui, je passerais bien un CAP pour rigoler, mais je fais déjà une mirepoix très correcte, oui, j’aimerais bien apprendre à faire une vraie omelette, mais il faudrait déjà que j’achète une poêle anti-adhésive, et franchement, j’ai d’autres priorités. J’aime recevoir, planifier des menus, élaborer un répertoire de recettes pour un week-end, mais c’est simplement joindre l’utile à l’agréable : il faut bien manger, alors autant que ce soit bon. Mais au-delà de ça, mes recettes n’ont aucun intérêt : je les pioche dans les livres ou sur internet en fonction de choses communes et basiques, comme quels ingrédients sont en fin de vie dans le bac à légumes. Ce ne sont pas les miennes, au-delà des substitutions, des ajouts, des habitudes que l’on prend en se les appropriant dans la répétition.

C’est justement de ça dont parle Small Fires, un de ces livres de cuisine et de littérature essayiste (voir aussi First, Catch, de Tom Eagle), plein de nécessité et de vitalité. Rebecca May Johnson (Vittles, Granta), y documente sa relation avec une sauce tomate de Marcella Hazan, qu’elle a préparée, selon ses calculs, mille fois en dix ans, soit cent fois par an, ou huit fois par mois, et exactement deux fois par semaine, incluant aussi toutes les fois où, épuisée, paresseuse, déprimée, elle a préféré se commander à bouffer.

Small Fires raconte son apprentissage, ses essais, ses relations sociales, ses états d’esprits passagers et un de mes passe-temps favoris : sa recherche du texte original et l’étude de ses différentes évolutions au fur et à mesure des réimpressions. Tout cela pour rompre avec le fétichisme de la recette, qu’on la suive à la lettre ou qu’on se vante, « de ne pas en utiliser » (alors que ça ne veut rien dire, que c’est complètement faux, et con, enfin bref), et pour lui redonner une définition plus juste : celle d’un dialogue intergénérationnel dont nous sommes redevables, un processus en perpétuelle évolution, différente à chaque fois que nous la sortons du texte pour la mettre dans une casserole, et qui nous offre, aussi, une possibilité de créativité. La recette, ce long chemin ardu qui mène jusqu’au dîner de ce soir.

Au cours de cet essai-épopée féministe et politique, à la forme légèrement bordélique, on croise quantité de références académiques, dont Barthes, un passage inoubliable sur Winnicot, Mrs Beaton et des saucisses-pénis, et une recette de « bad news potatoes » qui rappellent les « goodbye meatballs » d’Alison Roman, et des souvenirs qui permettent à RMJ de réintroduire le corps dans l’espace domestique : cuisiner est un labeur, dont on a trop souvent occulté la pénibilité en en faisant un simple acte d’amour. Mais c’est aussi, autre dimension de sa physicalité, un acte sensuel, et c’est aussi en cela que Small Fires est remarquable, par l’observation de la mode et de l’érotisme des nœuds d’un tablier, par l’attention qu’il porte aux éclaboussures rouges sur le carrelage, par la place qu’il donne au désir, au désir de danser, de manger, de faire l’amour.

C’est vif, émouvant, sincère, intelligent, en un mot : beau.

--

--